Les enfants du riacquistu (renaissance identitaire, années 70) n’imaginaient pas cela. Pas
cette parodie d’autorité, pas cette mascarade de diplomatie régionale où l'on croit que
brandir la Palestine suffira à faire oublier l’agonie de l’île. Pas ce simulacre de grandeur, où
la Corse, naufragée silencieuse de la République, tente de se hisser au balcon du Monde en
sacrifiant la vérité sur l’autel de d’une idéologie nauséabonde.
Le 28 juin 2025, l’Assemblée de Corse a cru bon de « reconnaître l’État de Palestine » et de
dénoncer Israël pour des crimes qu’elle qualifie de « génocide ». L’absurde se lit d’un trait.
Qu’une collectivité sans compétence internationale, sans ministère, sans ambassade, sans
consulat, se prononce sur un conflit dont elle ignore jusqu’à la cartographie exacte, voilà le
comble du ridicule. Mais derrière la farce institutionnelle, c’est un mécanisme ancien,
cynique et bien connu qui se met en branle : celui de la diversion par la dénonciation.
Les régimes arabes ont depuis longtemps perfectionné cet art. Quand la jeunesse s’exile,
que les services s’effondrent, que les caisses sont vides, que les élites sont corrompues, on
crie à la Palestine. Le roi déclare son amour pour Jérusalem pendant que les écoles ferment
; le dictateur éructe contre Tel-Aviv pendant que la famine gagne les souks. Le peuple, tenu
dans l’ignorance, applaudit. La diversion fonctionne. Israël devient le miroir sur lequel on
projette ses propres faillites.
Et voici que la Corse s’y essaie. Une Corse étranglée par une dette de 540 millions d’euros,
dont le budget primitif 2024 présente un déficit opérationnel masqué par des artifices
comptables. Une Corse dont le nombre de fonctionnaires territoriaux a bondi à près de 6 000
agents, le clanisme à son apogée, soit un pour moins de cinquante habitants, avec une
masse salariale qui dévore plus de 58 % du budget de fonctionnement. Une Corse où la
Chambre régionale des comptes multiplie les alertes sur la dérive des finances, sur
l’absence de stratégie économique, sur l’opacité de certaines subventions, sur les doublons
administratifs entre agences et directions. Mais plutôt que d’interroger ses choix, d’affronter
le réel, de réformer ce qui peut encore l’être, l’Assemblée brandit une cause aussi noble
qu’abstraite. Elle en fait une arme rhétorique. Une illusion. Un arbre. Car la forêt, elle, brûle.
Elle brûle dans les couloirs désertés des hôpitaux d’Ajaccio et de Bastia, où les médecins
manquent, où les maternités ferment, où la psychiatrie de secteur est en lambeaux. Elle
brûle dans les villages abandonnés de l’intérieur, où le suicide est devenu banal, où les
jeunes meurent d’ennui ou de drogue - et parfois des deux. Elle brûle dans les
établissements scolaires délabrés, sans professeur de corse malgré les motions lyriques.
Elle brûle dans les circuits de la cocaïne, dans les règlements de compte passés sous
silence, dans les pressions que l’on tait mais que tout le monde sait, redoute. Elle brûle dans
le regard perdu des assistants sociaux, débordés, désabusés, impuissants. Elle brûle dans
l’attente infinie d’un logement, d’un soin, d’un emploi. Elle brûle, mais il fallait un rideau. Alors
on convoqua Gaza.
On convoqua un État inexistant, divisé entre un régime autoritaire de l’autre côté de la ligne
verte et un proxi terroriste au sud. On feignit d’ignorer que le « président » Mahmoud Abbas
est hors mandat depuis 2009, que le Hamas, dont la charte proclame l’extermination d’Israël,
gouverne par la terreur, que les élections sont absentes depuis 2006, que la société civile y
est bâillonnée, les opposants emprisonnés, les homosexuels pourchassés, les femmes
bâillonnées. On oublia que le Hamas a massacré 1 200 civils israéliens le 7 octobre 2023,
violé des femmes, brûlé des enfants. On oublia les otages encore enfouis dans les tunnels,
les bébés de Be’eri, les vieillards traînés à travers Rafah. On ferma les yeux. Et l’on dit :
génocide. Le mot, immense, sacré, terrible, a été vidé de sa substance. Il fut conçu pour
Auschwitz, pour les charniers du Rwanda, pour les villages assyriens, pour les chambres
d’enfants de Srebrenica. Le voici appliqué à une démocratie assiégée, dont les soldats
meurent en défendant leurs kibboutz, dont les citoyens vivent au rythme des sirènes, dont
les enfants dorment dans les abris. Ce mot, qui devrait faire trembler les murs, devient une
flèche jetée à la volée, un ornement de tribune, une caricature de lucidité. L'indignité n'est
pas dans le soutien à un peuple, mais dans l'instrumentalisation de sa souffrance pour
humilier un autre.
La Corse aurait pu faire autre chose. Elle aurait pu se regarder. Se réformer. Être ce
laboratoire d’autonomie qu’elle revendique depuis Paoli, bâtir un modèle social, assainir ses
comptes, élever ses jeunes, faire grandir l’université. Elle avait une décennie. Elle en a fait
une décennie d’opacité. Rien n’a été entrepris contre l’économie souterraine. Si on double le
salaire des cadres de la Collectivité en arrivants et les aides agricoles sont distribuées sans
contrôle. L’artisanat languit. Le BTP concentre des intérêts opaques, voyous. Le tourisme
croît mais n’emploie pas. L’autonomie reste un slogan, car on ne veut ni lever l’impôt, ni
responsabiliser les dépenses. Les chiffres le disent : moins de 15 % des entreprises corses
investissent en innovation ; le taux de pauvreté infantile dépasse 27 % dans certaines
microrégions ; la natalité chute, l’exode monte, la jeunesse doute et sombre dans la drogue
dure.
Alors, oui, il fallait bien un écran. Et comme les satrapes du Croissant fertile, on a pointé du
doigt Israël. La diversion est vieille comme Babylone : quand l’intérieur chancelle, l’ennemi
extérieur est désigné. L’île n’a pas d’empire, mais elle a trouvé son bouc émissaire. Un
peuple juif une fois de plus réduit à une figure commode : celle du mal absolu, du
colonisateur, de l’oppresseur. L’histoire, pourtant, devrait vacciner contre ces raccourcis.
Mais en Corse comme ailleurs, l’idéologie dévore la mémoire. On s’en souviendra la
prochaine fois qu’on nous parlera des juifs qui n’ont pas été dénoncés pendant la Shoah.
Il n’y a pas de génocide à Gaza. Il y a une guerre. Terrible, injuste souvent, tragique toujours.
Mais qui fut déclenchée par un pogrom. La motion votée à Bastia n’effacera ni les roquettes,
ni les charniers du 7 octobre, ni les enfants enlevés, ni les femmes violées. Elle n’apportera
pas de lait dans les crèches d’Ajaccio, ni de radiologues à Calvi, ni d’eau potable à Corte.
Elle ne logera pas les mères seules de Porto-Vecchio, ni ne soignera les jeunes addicts de
Balagne. Elle ne fera que graver dans les annales un instant de pure lâcheté politique. Le
peuple corse mérite mieux que cette tartufferie. Il mérite une classe dirigeante qui parle
moins de géopolitique et plus de psychiatrie rurale, moins de diplomatie et plus de fiscalité,
moins de Gaza et plus d’Aléria, oui Aléria. Il mérite que l’on gouverne, enfin. Pas que l’on se
donne en spectacle.
La Corse ne sera jamais indépendante si elle ne devient pas
responsable. Et elle ne sera jamais libre tant qu’elle préférera l’indignation feinte à l’action
réelle. La Palestine est devenue l’arbre. L’arbre de papier d’une motion illégitime, derrière
lequel on tente de cacher la forêt corse - celle des renoncements, des échecs, et des rêves
trahis, les nôtres. Jean-Jacques Rousseau (Du contrat social) a écrit : « J’ai quelque
pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe »… ça y est, c’est fait !