La chercheuse au CNRS, docteure en anthropologie est menacée de mort depuis la publication de son livre sur le frérisme et ses réseaux. Pour Actualité juive, elle revient sur son enquête.
Depuis la publication de votre enquête sur le frérisme, vous êtes menacée de mort et avez été placée sous protection policière. Où en sont ces menaces et comment allez -vous ?
Florence Bergeaud-Blackler : J’ai en effet reçu plusieurs types de menaces dont des menaces de mort, suite auxquelles j’ai bien entendu porté plainte.
Il y a aussi eu des articles diffamatoires et des messages à caractère injurieux diffusés sur Twitter, relayés par certains journaux, pour lesquels j’ai également saisi la justice pour poursuivre leurs auteurs au chef de diffamation.
Les personnes qui m’attaquent ne critiquent pas le fond de mon livre, ce que, comme scientifique, j’incite volontiers à faire. En revanche, je n’accepte pas d’être insultée ou calomniée.
« Le frérisme n'est pas un courant religieux, mais un système d'action », écrivez-vous, dont le but est d’aboutir à une société islamique mondiale et universelle. En quoi leur positionnement dit du « juste milieu » n’a rien de modéré ?
F.B. : Les contours du frérisme sont généralement difficiles à appréhender parce qu’il se revendique comme la
norme. Sa doctrine est celle de l’islam wasat, c’est-à-dire du « juste milieu ». Il ne s’agit pas d’une modération mais d’un placement stratégique « au milieu » pour orienter la marche en avant vers la société islamique mondiale de tous les courants (libéraux, salafistes, soufistes, djihadistes…) en s’appuyant sur chacune de leurs spécificités et de leurs aptitudes. Les libéraux étant les plus aptes à négocier avec le champ politique tandis que les attaques djihadistes vont aller sporadiquement aiguillonner la société par leurs actions sanglantes. Les Frères vont habiller cette violence d’un récit de légitime défense historique et hurler immédiatement à l’islamophobie, de sorte qu’on ne prend pas le temps de réfléchir à ce qui nous arrive.
Pour les Frères, l’Europe constituerait une « terre de contrat », c’est-à-dire un moment de transition qui permettrait à l’islam de conquérir le monde. Qu’est-ce qui, de notre bienveillance ou de notre laxisme, leur est le plus profitable ?
F. B-B. : Les deux ! Les Frères ont utilisé deux stratégies vis-à-vis des institutions européennes (l’UE et le Conseil
de l’Europe). Il était intéressant pour eux de négocier avec ces structures molles de soft power qui n’ont pas de
politique cultuelle, où la religion est un lobby comme un autre. D’abord les Frères se sont présentés comme les
représentants de l’islam européen en utilisant le terme d’euro-islam. Cette expression élaborée par l’universitaire
allemand d’origine syrienne, Bassam Tibi, qui voulait adapter l’islam à l’Europe en rejetant les éléments prosélytes
et suprémacistes, a été détournée. Les Frères l’ont reprise pour en faire plutôt un programme d’adaptation de l’Europe à l’islam et se présenter comme les représentants des musulmans en Europe. Cette stratégie a rencontré ses limites car des liens ont été découverts entre les Frères canal historique et des mouvements djihadistes. Aujourd’hui, la deuxième génération utilise plutôt la lutte contre l’« islamophobie structurelle». Hélas, l’UE finance aujourd’hui des associations sous influence frériste qui utilisent la problématique de l’antiracisme, du néo-féminisme et de l’environnement...
Comment expliquer la sédition de l’extrême gauche et des islamo-gauchistes alors qu’ils devraient plutôt s’opposer à eux, étant donné leurs divergences de vues sur de nombreux sujets (défense de la laïcité, égalité hommes-femmes, rejet des religions…) ?
F. B-B. : J’avoue me poser la même question. On a aujourd’hui suffisamment de connaissances sur le frérisme. Une personne comme Jean-Luc Mélenchon pourrait ouvrir mon livre ou du moins se renseigner et s’interroger
sur sa tactique électorale. À moins, et on ne peut pas l’exclure, qu’il accepte une société charia-compatible ? J’ai
déjà entendu en Belgique un élu écolo dire « Les Frères musulmans, pourquoi pas ». Ces élus sont-ils conscients de ce qu’ils disent et savent-ils de quoi ils parlent ? Chez certains, il semble y avoir a minima une complaisance,
voire une adhésion ...
« Détester les Juifs est une nécessité pour le frérisme », écrivez-vous encore. Comment l’antisémitisme est-il une composante du frérisme et, peut-être, un dénominateur commun avec l’islamo-gauchisme ?
F. B-B. : L’hostilité envers les juifs et Israël est en effet un dénominateur commun entre le frérisme pour lequel ils sont des rivaux mécréants et l’islamo-gauchisme pour lequel ils représentent le capitalisme cupide. Chez
Youssef al-Qaradawi qui a influencé des générations d’islamistes (y compris en Europe dont des leaders comme l’imam Iquioussen), il y a une volonté très explicite de conserver la haine d’Israël et la haine des Juifs. Il y a un intérêt à conserver un bouc émissaire pour rassembler l’oumma. La « libération de la Palestine » est un levier sur lesquel les Frères comme leurs alliés appuient sans cesse.
Quels risques court la société occidentale à court et moyen terme et comment y faire face ?
F. B-B. : Hormis les risques djihadistes que l’on connaît, il n’y a pas de risques fréristes soudains. Les risques, que
l’on méconnaît car ils sont presque invisibles, sont l’acclimatation, l’habituation à une dose croissante de censure : ne plus dire certaines choses qui peuvent heurter la sensibilité de tel, ne plus parler de certains sujets, s’habilller d’une certaine façon ou contourner certains quartiers. C’est cette autocensure, le fait pour une université de
suspendre des conférences d’universitaires (comme cela m’est arrivé), le fait de tolérer une certaine violence alors
qu’il faudrait être intraitable. Le plus grand danger, c’est l’habitude. Il y a un remède cependant. À partir du moment où l’on prend conscience que l’on a pris ces nouveaux habitus d’autocensure, il est possible de les corriger. Par l’éducation, la formation des politiques, des entreprises pour expliquer que l’on a, face à nous, quelque chose qui s’appelle le frérisme, comprendre comment cela fonctionne et comment s’y opposer
éventuellement.
Pourquoi « éventuellement » ?
F. B-B. : Parce que l’on peut aussi décider tous ensemble de devenir une société frériste ou charia-compatible. Mais dans ce cas, il faut que l’on comprenne bien ce que l’on choisit... Je ne le souhaite évidemment pas car ce serait la fin de la démocratie et de la science. Raison pour laquelle je m’engage.
Propos recueillis par Laëtitia Enriquez pour Actualité Juive numéro 1695

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