Archive

Michel Boujenah: ”Une société qui ne rit pas, elle meurt !”

8 minutes
24 avril 2024

ParIsraJ

Désolé, votre navigateur ne supporte pas la synthèse vocale.

Interview réalisée par Eden Levi Campana pour AJ Mag numéro 1007

Dans le prolongement d’une extraordinaire carrière, riche d’intelligence et de générosité, Michel Boujenah est parti en tournée avec son nouveau spectacle : Adieu les magnifiques – « les magnifiques » étant Maxo, Julot, Guigui, trois vendeurs de pantalons, trois personnages qui ont fait son succès.
En marge de sa tournée, Michel Boujenah a été invité à présider le jury de la quatrième édition du festival Dia(s)porama, qui porte un regard critique sur le cinéma juif international et qui s’est tenu du 22 janvier au 5 février dernier. C’est dans l’espace commun de la salle Rachi que nous nous sommes installés sur un coin de table avec Michel Boujenah pour qu’il nous parle de son nouveau spectacle.

AJ MAG : Un mot sur votre nouveau spectacle ?
Michel Boujenah : Je suis un peu largué par le décalage horaire mais oui, volontiers. Mon nouveau spectacle s’intitule « Adieu les magnifiques ». J’ai décidé de dire adieu aux trois personnages que j’aime tant. Ils sont drôles et bouleversants. Ils sont la version imaginaire de la génération de mon père. Bien avant Internet et le reste, ils s’inquiétaient de savoir si l’on se souviendrait d’eux dans deux ou trois générations – ils disaient souvent que dans deux ou trois générations, on croirait que « les magnifiques », c’était une marque de fromage ! Le décalage entre eux et leurs petits-enfants est tel qu’ils sont sûrs qu’ils vont disparaître. Mais c’est sans compter sur le bon Dieu qui viendra à leur secours. Alors, à travers le rire et l’humour qui les caractérise, ils vont se battre et bien entendu gagner.

Les petits-enfants, ce sont les mêmes que Viv dans Less Than Kosher [qui a remporté le Prix du Jury au dernier Dia(s)porama – ndlr] ?
Cela pourrait. J’adore ce film qui raconte l’histoire d’une jeune femme, « mauvaise juive » mais qui a une voix exceptionnelle et que le rabbin embauche pour devenir le chantre de sa synagogue. C’est magnifique ; c’était mon film préféré. C'est drôle : j'ai intégré l'histoire de ce film comme si elle se passait en Israël, parce que cela ressemble tellement à la vie à Tel Aviv, avec cette fille qui est déchirée entre la tradition et la modernité, son envie de vivre dans le monde d'aujourd'hui, comme le fils du rabbin, qui fait exprès, par provocation, de fumer le samedi, de boire de l’alcool… Et en même temps, forcément, elle se découvre ou se redécouvre en chantant de la liturgie juive. Cela illustre très bien la phrase du Talmud qui dit : « Jette ton bâton en l'air : il retombe toujours à la même place. » On ne peut pas échapper à qui l’on est. J'en suis la preuve vivante, moi qui ai quand même vécu jusqu'à 25-26 ans comme « un presque pas juif ».

Qu’est-ce qui s’est passé ?
Finalement, je suis revenu, mais par des tas de chemins compliqués. Des enfants handicapés mentaux avec qui je travaillais m'ont rendu jaloux de la qualité du travail qu'ils faisaient. J'ai eu envie de faire comme eux. Ils étaient dans des écoles où il n'y avait que dix élèves par classe, entourés de psychiatres, etc. Ils étaient éparpillés dans différents lycées à Paris – c'était une espèce de mini-ghetto dans les lycées. Tout le monde les appelait « les fous », moi ils m’ont donné l’envie.

Des enfants juifs ?
Juifs dans la mesure où ils vivaient dans un ghetto. Juifs dans la mesure où ils étaient une minorité au milieu d'une grande majorité, et considérés comme différents – et eux-mêmes se voyaient aussi comme cela, d'ailleurs. Le jour où ils ont vu Volodia, ils se sont tellement identifiés qu'ils ont fait un spectacle sur la folie, et c'était extraordinaire. Ils ont eu énormément de succès, à l'époque : on venait de partout pour voir leur spectacle à la fin de l'année, c'était incroyable, phénoménal. J’ai eu une demi-page dans Le Monde. C'était il y a très longtemps, j’avais 22 ans – j’en ai aujourd’hui 71. Ce n'était pas moi qui faisais le spectacle. Je n'écrivais pas. Moi, j'étais seulement celui qui permettait. Je me persuadais que c'était possible en leur disant que c'était possible. Alors au bout d'un moment, j'étais jaloux, et j'ai voulu faire comme eux. Et puis, il y a eu la découverte de l'antipsychiatrie… Je venais d'un théâtre militant. Je venais de l'extrême gauche. Je suivais les cours de Michel Foucault au Collège de France. Je venais d'un endroit où l’on ne parlait pas de soi. Les retrouvailles avec des copains de Tunis avec qui l’on va manger des merguez, j'avais presque oublié.

Même en famille ?
À 22 ans ? J'allais manger le couscous chez ma mère, mais c'était juste culinaire. Il n'y avait pas de symbolique derrière cela pour moi – en tout cas, je ne m'en rendais pas compte. Et puis, j'ai décidé de faire un spectacle qui soit une métaphore autour de mon histoire – parce que je ne ressemble pas du tout à mes personnages. Je suis un intellectuel, fils d'un médecin juif tunisien, communiste, intello, très cultivé. Mais c'est mon peuple. Et avec ce spectacle, tout d'un coup, tout est devenu clair, il n'y avait plus de brouillard.

C’est ainsi que la réussite est arrivée ?
Ce fut laborieux… À 25 ans, toujours rien. J’étais désespéré. Un jour, mon père m’a demandé ce que je voulais faire de ma vie et je me suis effondré en larmes. Les enfants, eux, avaient du succès – grâce à eux, pas grâce à moi. Moi, j'étais au bout du rouleau. J'avais commencé ce métier à 17 ans, cela faisait des années que je me battais. J'ai créé plein de spectacles avec ma troupe. On n'avait jamais que trois spectateurs. Je ne souffrais pas quand je travaillais ; j'étais plein d'énergie, plein de force, plein d'envies, plein de rêves. Mais je faisais fausse route. Je me suis rendu compte que le théâtre, si l’on n'a pas de public, cela ne sert à rien. Ce n'est pas comme un film, un livre ou de la musique. Un livre peut être lu par trois personnes et puis, cinquante ans plus tard, quelqu’un va le découvrir et dire c'est génial. Mais ce n’est pas le cas pour le théâtre, pour le spectacle vivant. J'ai dit à mon père que cela ne servait à rien de faire des spectacles si la salle était vide.
Finalement, la réussite est arrivée le jour où j'ai fait un spectacle sur un petit Juif qui arrive à Sarcelles – là, c’est parti ! Non seulement j'ai éprouvé un bonheur fou à le faire, mais le public aussi ; il y avait la rencontre. C’est pour cela que cette histoire de Less Than Kosher et le personnage de cette fille résonnent très fort en moi.

Less Than Kosher a obtenu le Prix du Jury à l’unanimité ?
Oui. Il y a eu de grosses discussions sur les films. Pascal [ndlr : Pascal Elbé], notamment, aime bien discuter, parfois il est lourd (rires). À la fin, nous étions pratiquement tous d’accord sur le choix des films. Pascal, c'est un bonheur, c'est comme un petit frère, mais il m'a quand même dit : « Quand on discute film, on discute film ! » Attention, ce n'est pas parce qu'on rit qu'on n’est pas sérieux. Il faut arrêter de mettre en conflit le rire et le sérieux. Le rire, c'est très sérieux, et c'est très sérieux de faire rire. Il n'y a pas plus important que le rire. Une société qui ne rit pas, elle meurt ! Qu'est-ce que l'humour, sinon la tragédie ? C'est une vraie question. Regardez le travail d'Avner Ziv, professeur de psychologie à l'Université de Tel Aviv. Lisez ses bouquins là-dessus, c'est génial (*). Chez moi, c'est plus instinctif, ce n'est pas réfléchi. Moi, j'aime rire, c'est ma vie. Une journée où je ne ris pas, je suis foutu. Je trouve toujours un moyen pour rire, c'est obsessionnel. C'est parce que j'ai besoin de cela.

Michel Boujenah regarde en direction de Pascal Elbé et poursuit dans un sourire :
– Ce n’est pas pour son intelligence que j'aime Pascal Elbé. J'aime Pascal Elbé parce qu'il me fait rire. En plus, il est intelligent aussi – enfin, cela reste à prouver (sourire), mais de toute façon il n'entend pas d'ici !
Il se lève et va rejoindre Pascal Elbé. Ce dernier discute avec Patrick Braoudé et l’équipe de Dia(s)porama. Il se colle derrière lui, s’approche de son oreille et répète plus fort :
– Ce n’est pas pour son intelligence que j'aime Pascal Elbé. J'aime Pascal parce qu'il est drôle. Et c'est le seul type drôle qui est con. Tu vois ? T'as compris ?
Pascal Elbé se retourne, sourire aux lèvres, prend Michel Boujenah dans ses bras et lui dit :
– Le seul président qui confonde l’hébreu et l’anglais, franchement, qu’est-ce que je peux répondre à çà ?
Tous deux se mettent à rire, suivis par le groupe. L’entretien se finit donc dans un immense éclat de rire général.

(*) Avner Ziv : L'humour en éducation : approche psychologique
Boaron blue