À l’approche de Pessa’h, quand les cuisines juives bruissent du frottement des brosses et que les armoires se vident dans un ordre presque talmudique, une vérité s’élève parmi les vapeurs d’eau bouillante : ce que l’on nettoie avec tant d’ardeur, ce n’est pas seulement la maison. C’est l’époque, c’est la politique des politiciens et celle des stars du coin du placard. Car le ‘hametz, nous le savons depuis les Sages, n’est jamais seulement dans la pâte. Il est dans la pose. Dans l’enflure. Dans l’ego qui prend la parole pour seule mesure, la certitude pour unique argument, l’image pour substitut de pensée. Ce levain interdit, fermenté au-delà du raisonnable, qui gonfle jusqu’à trahir la farine même dont il est issu, c’est aujourd’hui le bruit que font certains noms dans la sphère publique. Noms que l’on n’a pas invités à la table du Seder, mais qui s’imposent à nous, chaque jour, comme des résidus d’arrogance recuits dans les flux médiatiques.
Aymeric Caron, par exemple. Non pas en tant qu’individu — car ce n’est jamais l’homme que l’on juge, mais l’incarnation — mais en tant que symptôme. Il ne parle pas : il déroule. Il ne pense pas : il précipite. À chaque apparition, c’est la même recette, invariable, sans goût : une indignation sans mémoire, un moralisme sans ancrage, une verticalité creuse qui prétend juger l’Histoire à la lumière d’un slogan. Il brandit les morts sans les nommer, instrumentalise le chagrin comme on agite une bannière, et transforme la parole parlementaire en procession de dogmes. Chez lui, l’image supplante le deuil, l’emphase remplace l’analyse. Le verbe devient levain : il enfle, il déborde, il dissimule. Et l’on voudrait nous faire croire que ce levain-là nourrit. Non, il affame. Il ne donne pas à comprendre, il contraint à applaudir. Caron est ce ‘hametz que l’on retrouve dans les interstices de la pensée, dans les plis de la bonne conscience qui refuse le réel. Il ne fait pas de politique : il cuisine de l’idéologie à feu vif, sans jamais vérifier la cuisson.
Puis il y a Emmanuel Macron, dont la pâte n’a jamais levé que dans le formol. Il n’est pas l’excès sonore, mais l’excès de forme. Il est la fermentation technocratique poussée jusqu’à l’insipide. Sous ses dehors lisses se cache un levain plus dangereux : celui qui neutralise tout. Il parle comme on scelle un dossier, pense comme on classe une archive. À chaque intervention, il invente un art nouveau : la rhétorique sous vide. Il évoque la guerre comme une hypothèse administrative, la paix comme une variable stratégique, la reconnaissance d’un État comme un effet d’annonce géométrique, presque décoratif. Il se penche sur la scène internationale comme sur une maquette, oubliant que des hommes tombent pendant qu’il module son lexique. Il a la voix grave, mais les poches vides. Il prononce le mot “État” en Palestine, sans mentionner Ohad Yahalomi, citoyen français assassiné en captivité, sans une larme, sans un regard, sans un verset. Le ‘hametz, ici, n’est pas le tumulte — il est l’oubli. Il est le silence où la mémoire devrait hurler. Il est la pâte qui ne monte plus parce qu’elle a trop attendu. Macron, c’est le ‘hametz de l’indifférence habillée en syntaxe, la conscience politique devenue un exercice de style.
Et comme un dessert amer à ce festin indigeste, voici Rachel Zegler, promue icône par défaut, avatar algorithmique d’une époque qui préfère le réflexe au rôle. Elle était censée incarner un conte, elle en a fait un procès. La Blanche-Neige qu’elle rejoue n’est pas modernisée, elle est démantelée, disséquée, vidée de son rêve. Elle parle de princes comme on parle de prédateurs, de récits comme on parle d’archives oppressives. Mais ce n’est pas là le cœur du scandale. Le cœur est ce tweet, “Free Palestine”, lancé comme un bonbon empoisonné à une foule sans visage, alors que les cendres du 7 octobre n’étaient pas refroidies. Pas un mot pour les femmes massacrées, pour les enfants brûlés, pour les otages enchaînés. Rien. Le silence sur les morts juifs est devenu une posture parmi d’autres. Elle ne sait pas. Elle ne cherche pas à savoir. Et pourtant elle parle. Elle endosse, elle affiche, elle parade. La scène est devenue un pupitre idéologique, et Zegler, une levure médiatique sans cuisson ni structure. Elle ne joue pas Blanche-Neige, elle l’écrase sous les talons de son époque.
Face à ce trio, que reste-t-il à faire sinon brûler ? Non leurs corps comme le Hamas pourrait le faire, non leurs existences — car le judaïsme ne prône pas la censure, ni la violence — mais leur trace en nous. Leur empreinte sur notre langage, leur encre dans nos imaginaires. Le ‘hametz n’est interdit qu’en infime quantité, enseigne la Halakha. Une seule miette, même visible, même enfermée, contamine. Il en va de même pour ces figures. Une seule de leurs phrases, répétée sans critique, suffit à tordre notre esprit. Une seule de leurs indignations, absorbée sans filtre, nous empêche de penser. Et penser, justement, est l’acte de Pessa’h. Penser à l’Égypte comme à une forme d’enfermement mental. Penser au Seder comme à une cartographie de la liberté retrouvée. Penser à la matzah comme à une parole qui ne lève pas — mais qui tient.
Il faut donc nettoyer. Il faut examiner nos pensées comme on inspecte les recoins du buffet. Il faut retrouver la rigueur du Rav Salanter, qui voyait dans la plume du bedikat hametz un scalpel de l’âme. Il faut comprendre que la guerre de cette génération est là : dans le refus des discours vides, dans la chasse aux images creuses, dans l’extraction méthodique du ‘hametz intellectuel. Pas de mise à mort. Pas de spectacle. Juste l’exactitude. Juste le feu.
Et ce n’est qu’à cette condition, qu’au prix de cette vigilance, que nous pourrons, à nouveau, sortir d’Égypte. Non une Égypte d’autrefois, mais celle d’aujourd’hui : Égypte d’écran, Égypte d’indignation prémâchée, Égypte de slogans sucrés. Il faut ouvrir la mer de nos esprits, non par miracle, mais par tri. Par rigueur. Par fidélité à la matzah, cette chose pauvre et droite, qui n’a pas levé — mais qui nous élève.
À chaque génération, l’Égypte change de nom, mais elle persiste, tapie sous le vernis. Et avec elle, son cortège de ‘hametz : levures d’égo, bulles d’opinion, vanités gonflées à l’air du temps. Il ne s’agit plus seulement de pain levé, mais de toute parole levée sans âme — politique spectacle, starlettes messianiques, indignations à durée médiatique. Tout ce qui enfle, tout ce qui distrait, tout ce qui retarde la marche. Alors, avant Pessa’h, il faut faire le tri dans nos discours comme dans nos armoires. Gratter le parchemin de nos consciences. Laisser apparaître, sous les bavardages, la trame ancienne d’un peuple en marche. Encore faut-il comprendre que pour franchir cette mer, encore faut-il décaper les couches qui s’y sont accumulées. Notre mémoire, comme notre époque, est un palimpseste : recouverte de récits nouveaux qui masquent à peine les anciens. Alors frottons bien, frottons juste, écrivons, enfin, un avenir droit comme la matzah.
Eden Levi Campana