Histoire

Beate Klarsfeld : « Nos actions étaient illégales, mais des criminels nazis en liberté, était-ce juste ? »

6 minutes
28 avril 2022

ParIsraJ

Beate Klarsfeld : « Nos actions étaient illégales, mais des criminels nazis en liberté, était-ce juste ? »

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Propos recueillis par Yaël Scemama

 

Elle forme avec Serge Klarsfeld un couple de légende, luttant contre l’oubli et militant pour la mémoire de la Shoah par la recherche historique et la justice. Beate Klarsfeld témoigne du travail mémoriel entrepris par l’Allemagne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et de ses années de combat avec Serge.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne a-t-elle fait face à son histoire ?

Beate Klarsfeld : Non. L’Allemagne était détruite et partagée en deux zones, l’une dépendant des communistes et l’autre, des alliés, et dans l’immédiat après-guerre, les Allemands étaient surtout préoccupés par leurs propres pertes. Nazi, Seconde Guerre mondiale… : la société allemande n’était pas concernée par ces sujets. Quand j’étais écolière à Berlin, je n’en entendais jamais parler. Personne ne racontait ce qui s’était passé, c’était tabou. Le temps du souvenir est venu peu à peu et ce sont les Juifs qui ont forcé les choses. Je pense aux procès d’Auschwitz et de Cologne. Il faut dire aussi que la jeunesse allemande a commencé à demander des comptes à son pays dans les années 70 pour qu’il tire les leçons du passé. L’Allemagne a, alors, fait ce qu’elle devait. Voyez les monuments, l’Holocaust Mahnmal, l’enseignement de la Shoah dans les écoles, elle a regardé son histoire en face. Aujourd’hui, l’Allemagne est un pays ami d’Israël qui lutte contre l’antisémitisme et la montée de l’islamisme. C’est aussi un exemple de démocratie.

 

Est né en vous « le sens des responsabilités d’être allemande » lorsque vous avez rencontré Serge Klarsfeld. De quel sentiment s’agissait-il ?

B.K. : Lorsque je suis venue en France en tant que jeune fille au pair, je ne savais rien du passé de l’Allemagne. À ma rencontre avec Serge, dont le père était mort à Auschwitz, j’ai découvert l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et j’ai senti qu’il ne fallait plus seulement dire « Je regrette ». Non, il fallait s’engager et agir. Saisir toutes les occasions pour empêcher que d’anciens nazis comme Kiesinger deviennent chanceliers et chasser les criminels nazis qui vivaient en Allemagne tranquillement sous leur nom et avec de belles situations. En tant qu’Allemande, je considérais que le soutien à l’existence et à la sécurité d’Israël était une priorité. J’ai toujours milité pour cela, y compris dans les pays arabes. Au début, mes actions n’étaient pas toujours bien perçues. Il m’a fallu des années pour obtenir la Bundesverdienstkreuz, la médaille de l’ordre du Mérite… mais je l’ai eue !

 

Comment la société politique allemande réagissait-elle à vos actions ?

B.K. : Elle ne voulait pas en entendre parler. Le procès de Cologne, en 1979, a été impulsé par les victimes, les Juifs, et il a fallu dans un premier temps que nous obtenions du Parlement allemand qu’il ratifie un traité pour que les criminels nazis allemands soient jugés en Allemagne. Tous les partis politiques étaient contre, mais à force de manifestations avec Serge et les Fils et filles des déportés juifs de France, nous avons eu gain de cause. Ce procès historique jugeait Kurt Lischka, Herbert Hagen et Ernst Heinrichsohn, les trois principaux responsables de la « Solution finale » en France. Nous avons produit des milliers de documents pour confondre les accusés. Pareil pour le procès de Klaus Barbie. Il nous fallait, à chaque fois, apporter des preuves - beaucoup de preuves - des documents, des images, des témoins oculaires. C’était notre combat. Comme disait Wiesenthal, « jusqu’à notre dernier souffle, il faut les poursuivre ».

 

Avec Serge, vous avez pris tous les risques…

B.K. : … tous, alors que nous avions des enfants. On nous a souvent arrêtés et mis en prison, mais quand même, nous avons eu des résultats. Les recherches et les publications de Serge sur la Shoah ont beaucoup compté mais il est vrai qu’à un moment, nous avons changé de méthode. Parler et publier, c’était bien, mais il fallait faire du scandale pour marquer l’opinion publique. C’est ainsi que nous avons commencé les sit-in, les distributions de tracts, les manifestations. La tentative d’enlèvement de Lischka, l’ancien chef de la Gestapo pour la région parisienne et ma gifle à Kiesinger. Je l’ai giflé car je ne tolérais pas qu’un ancien nazi puisse devenir chancelier. Je voulais faire savoir au monde entier qu’il y avait des Allemands qui refusaient cette honte. Bien sûr, toutes nos actions n’étaient pas légales. Mais plus grave était de ne pas juger des criminels nazis qui vivaient des jours tranquilles. Avec le temps, la société allemande a compris que ce n'est pas nous qui étions les méchants mais l’Allemagne qui ne voulait pas juger ses criminels.

 

Elle a opéré un « surmontement du passé » ?

B.K. : L’Allemagne a accompli un énorme travail pour garder et transmettre la mémoire de l’extermination des juifs d’Europe. Des étudiants font des doctorats sur la Shoah, les élèves allemands se rendent souvent à Auschwitz avec leurs enseignants. Ceci dit, il ne faut jamais baisser la garde et toujours se méfier des mouvements d’extrême droite et d’extrême gauche et de leurs discours démagogues qui n’apportent que du malheur, surtout en temps de crise. C’est le message que nous essayons toujours de faire passer à la jeune génération. Il y a encore de l’antisémitisme en Allemagne, comme dans les autres pays, et il faut le combattre.

 

Avez-vous conscience d’avoir joué un rôle clé dans la réconciliation entre Juifs et Allemands et entre Français et Allemands ?

B.K. : Oui, avec Serge, mais nous ne sommes pas les seuls. Beaucoup de voix se sont élevées pour la réconciliation et pour le maintien de la paix en Europe. A mon niveau individuel, en tant qu’Allemande, j’ai essayé de tout faire pour prendre mes responsabilités et pour soutenir Israël sans réserve. Quand j’ai rencontré Menahem Begin en Israël pour la première fois, il m’a d’ailleurs dit, en me serrant la main : « Beate, tu es la première, en tant qu’Allemande, à qui je sers la main ». L’Allemagne a beaucoup fait pour la mémoire. À travers la Claims conférence, où Serge est très actif, elle a donné énormément d’argent au titre des réparations pour indemniser les familles et soulager les conditions de vie des survivants de la Shoah. Il faut continuer de soutenir les mouvements qui sont pour la réconciliation et qui sont pro-israéliens.

 

Propos recueillis par Yaël Scemama pour Actualité Juive numéro 1614