Entretien réalisé pour AJ Mag juin 2025
La vie de Roy Bentolila a basculé le 20 mai 2004. Il est alors un jeune officier de 23 ans, servant dans l'unité Maglan. Ce jour-là il commandait une opération visant à mettre la main sur des terroristes. Un soldat qui n'appartenait pas à son groupe l'a pris pour un terroriste. Il a paniqué et a tiré 34 balles, une seule a touché Roy et l'a rendu paralysé des membres inférieurs.
Depuis, il s'est marié et devenu père de quatre enfants. Il a fait partie de la sélection israélienne de basketball en chaise roulante lors de 6 championnats d'Europe. Il est coach en leadership, a écrit un livre sur son histoire (Migova Halev, A hauteur du cœur) et donne des conférences dans tout Israël. C'est le sport qui lui a montré que malgré son handicap, il pouvait construire une vie pleine de sens.
Quel est le moment où vous avez compris que le sport serait votre bouée de sauvetage ?
R.B. : C'est une bonne question, mais une question de journaliste. Quand on écrit une histoire, on s'attend à un avant et un après, avec un héros qui se relève et qui surmonte après un déclic.
Il n'y a pas un moment où on décide de redonner un sens à sa vie. Il y a eu plusieurs moments charniers. Par exemple, j'ai compris que le sport m'apportait cette sensation de vivre. Cela peut paraitre simple mais pour quelqu'un qui ne peut plus bouger, sentir de nouveau le vent sur mon visage, la première fois que j'ai joué au basket sur une chaise roulante, c'était très fort.
Par ailleurs, le sport me rattachait de nouveau à un collectif, c'est quelque chose de très important pour moi.

Roy lors de son service militaire
Enfin, ce sport m'a aidé à renouveler les héros qui m'inspiraient. Lorsqu'on se retrouve dans une chaise roulante, les héros qu'on avait avant ne sont plus pertinents. On perd ses modèles. Je me suis alors référé à des personnes qui ont pris leur vie en main sur le terrain de sport. J'ai vu des gens qui ne se concentraient pas sur ce qui était et qui n'est plus. Ils réussissaient à se demander comment on gagne avec ce que l'on a. J'ai vu des gens qui, malgré leur handicap, menaient une vie pleine de sens, avaient fondé une famille. Je voulais être comme eux.
Cela m'a donné beaucoup de force dans beaucoup de domaines dans la vie.
Finalement ce qui est le plus difficile quand on est blessé, ce n'est pas la blessure physique elle-même, mais le sentiment de perdre sa capacité à donner au monde, à contribuer à un projet qui nous dépasse.
Jusqu'à aujourd'hui je languis ce sentiment de pouvoir donner de ma personne pour une cause plus grande. Je sais que je n'ai plus aucune chance de le ressentir.
Même lorsque je portais les couleurs d'Israël dans les compétitions handisport de basketball, je me disais que c'était ma façon de faire des 'milouïm' mais ce n'est pas la même chose, on ne risque pas sa vie.
Malgré cela, en jouant au basket, j'ai pu trouver une place que je ne pensais jamais plus avoir. Lorsque je suis arrivé au Bet Halohem à Tel Aviv, j'étais très faible. La première fois que j'ai pris un ballon dans les mains, j'ai échoué 50 fois à atteindre le panier. La 50e fois, la balle a touché le cercle. J'ai compris que j'étais très faible. Après les soins intensifs, je n'étais plus qu'un squelette avec très peu de muscles et de graisse. Mais d'un autre côté, j'ai pu voir où je pouvais arriver avec de la persévérance.
Qu'est-ce que le sport vous a appris pour votre nouvelle vie ?
R.B. : Le basketball a changé ma vision du leadership. A l'armée j'étais le premier, je dirigeais. Au basketball, compte-tenu de mon handicap, c'était dur pour moi de marquer des paniers, je n'avais pas de muscles dans le ventre et j'étais toujours plus bas que les autres joueurs.
Le collectif donne la possibilité à chacun de faire valoir ses atouts, qui au premier abord n'en paraissent pourtant pas. Si je suis lourdement handicapé dans la vie, sur le terrain de basket, je suis un élément-clé pour l'entraineur. En effet, dans le basketball en chaise roulante, il faut combiner des personnes avec différents handicaps dans les 5 joueurs sur le terrain. Le fait que je sois lourdement handicapé donnait la possibilité à mon entraineur d'avoir davantage d'options pour les quatre autres joueurs.
D'ailleurs, la première fois que j'ai vu l'entraineur, il m'a demandé quelle était ma blessure. Quand je lui ai dit que j'étais paralysé, il m'a dit : ''c'est génial !''. C'était la première fois que j'entendais que c'était génial d'être paralysé. Il m'a expliqué que si je parvenais à exprimer mes forces sur le terrain je lui permettrais de faire entrer plus de joueurs avec différents niveaux de handicap.
Pendant la décennie où j'étais dans l'équipe d'Israël, j'étais beaucoup sur le terrain pour pouvoir faire entrer des joueurs avec des handicaps divers. Je ne marquais pas beaucoup de points mais le fait que je sois sur le terrain permettait aux autres de le faire. C'est cela la grande leçon, ce qui compte ce n'est pas le nombre de paniers mais la contribution que l'on a apportée. J'ai changé ma manière de m'évaluer et je me suis intéressé à la manière dont ma présence change le résultat final de toute l'équipe. Cette vision est valable dans tous les domaines.
Photo: Yariv Weinberg
Quel impact va avoir la guerre actuelle sur le handisport en Israël ?
R.B. : Une branche sportive pour grandir et évoluer a besoin de recruter. Le handisport se place dans un paradoxe: il a besoin d'effectifs pour se développer mais personne ne souhaite que ceux-ci augmentent.
A l'heure qu'il est, on compte déjà 17000 nouveaux blessés lors la guerre actuelle, la base de la pyramide a grandi, ce qui crée une opportunité en termes d'handisport, même si c'est difficile de parler ainsi.
Mais si nous en sommes là, nous pouvons en faire une grande opportunité pour que le sport devienne le levier qui permettra à ces blessés de surmonter.
Le défi que notre société doit relever aujourd'hui est inédit. Avant la guerre, l'âge moyen des blessés était de 64 ans, tous avaient déjà atteint un stade avancé de leur vie. Désormais, l'âge moyen est de 37.7 ans et les 2/3 des blessés sont des réservistes. Cela signifie que ce sont des gens qui sont stoppés dans leur élan alors que leur vie commençait à se structurer, certains avaient déjà des familles, ils avaient débuté une carrière. Ils vont devoir tout repenser.
Les études montrent que les trois premières années sont critiques : un blessé qui ne recommence pas à travailler pendant ce laps de temps ne travaillera plus jamais. A l'inverse celui qui y parvient réussira à se reconstruire. Et c'est là qu'intervient le sport. Un handicapé qui pratique un sport en général travaille, avance dans la vie, dans tous les domaines. Cela confère une identité et une image positive de soi-même que l'on renvoie aux autres : quand on veut entamer une relation sentimentale, on se présente comme ''sportif'' et non comme ''handicapé'', dans un entretien d'embauche on peut faire valoir ses performances sportives et on nous regarde différemment. L'histoire change et on peut apporter notre contribution au monde.
Quel est le message que vous transmettez aux blessés lorsque vous allez leur rendre visite ?
R.B. : Je ne vais pas voir les blessés dans les trois premiers mois, parce que je leur renvoie l'image de ce qu'ils ne veulent pas être, de leur plus grande peur.
Aujourd'hui, je sais que l'on peut vivre comme ça, mais je représente leur hantise.
Ma contribution arrive plus tard, lorsqu'ils sont plus disponibles pour m'écouter.
Je leur montre comment leur vie peut être riche même s'ils sont bloqués dans une chaise roulante : on peut travailler, on peut fonder une famille. J'ai moi-même quatre enfants. Je suis coach en leadership, j'apprends aux gens comment créer les opportunités en période de crise. Je suis également membre du conseil d'administration de l'Institut Wingate et d'une association pour les blessés de Tsahal.
Roy et sa famille. Photo: Zohar Weinstein
La société israélienne est-elle prête à relever ce grand défi et à accorder à ces blessés une place ?
R.B. : La société israélienne est formidable en ce temps de guerre surtout dans son rapport aux blessés. Elle leur apporte beaucoup d'affection et de soutien. Cette guerre a fait tant de victimes et de blessés que tout le monde se sent concerné. La société israélienne sait les féliciter et reconnaitre la valeur de leur sacrifice. Le grand test sera sur le plus long terme : intégrer les blessés dans le tissu social, dans le monde du travail, dans tous les domaines de la vie quotidienne. Il y a beaucoup de travail à faire dans ce sens.
Là aussi, j'essaie d'apporter ma contribution à travers une structure que j'ai créée pour rapprocher les gens à travers le sport. Par ailleurs, je m'occupe aussi de post-traumatiques. Il existe une alliance entre nous dans ce que j'appelle ''le combat après le combat'' (le titre du livre autobiographique écrit par Roy, ndlr). Chez eux, la blessure est invisible mais ils doivent aussi se battre comme les blessés handicapés à vie.
L'avenir nous dira si nous réussissons dans cette mission.