Le 90e anniversaire du décès du rabbin Avraham Itshak Hacohen Kook, grand-rabbin de la Palestine mandataire et figure tutélaire du sionisme religieux, est l’occasion de nous pencher sur un aspect important et peu connu de la pensée du rav Kook. Je veux parler de sa conception très particulière de l’art en général et de la littérature en particulier. Avraham Kook est en effet un des rares penseurs religieux juifs de son temps qui a élaboré une pensée abordant les grandes questions de la philosophie. La place qu’occupe l’esthétique dans sa pensée est à cet égard bien moins connue que celle de l’éthique ou de l’herméneutique juive.
L’attitude du Rav envers la création artistique en général est marquée d’emblée par un a priori positif : il valorise tout ce qui élève le sentiment du beau. Mais il ne s’agit jamais de “l‘art pour l’art” : car dans sa vision exigeante de l’activité artistique et du sentiment esthétique en général, le Rav attend que l’art élève l’homme vers la sainteté. “Le renforcement du sentiment esthétique en l’homme le prépare à recevoir des lumières supérieures, un trésor spirituel plus élevé qui se donne sans cesse et veut croître avec intensité là où l’on se dispose à le recevoir”.
Il convient donc de développer le sentiment artistique, par les créations de la littérature moderne également, “même si elle traite de sujets profanes, parfois de manière très impure”[1]. Cette affirmation étonnante repose sur la conviction ancrée chez le rabbin Kook que “la sainteté se révèlera également à partir de la libre poésie” et “qu’une brillante réponse sortira de la littérature profane”. La positivité de l’art – et de la littérature en particulier – n’est donc pas gratuite et absolue : elle est conditionnée par l’espoir qu’il fonde sur lui d’une révélation de la sainteté au sein même de la littérature profane…
Une littérature du rabaissement et du désespoir
Au regard de cet espoir élevé, quel diagnostic peut-on porter aujourd’hui sur la littérature et sur l’art israélien, 90 ans après la disparition du rabbin Kook ? Force est de constater que les espoirs fondés par le Rav ont été pour l’instant largement déçus. Plus précisément, on peut dire de la littérature israélienne en général qu’elle a trahi l’espoir d’élévation, en se cantonnant le plus souvent au réalisme le plus terre-à-terre et au pessimisme le plus noir, voire à l’abaissement de tout ce qu’il y a de beau, de bon et de sacré en Israël. Qu’on pense simplement aux livres de certains des écrivains les plus choyés de la littérature contemporaine que sont Amos Oz, Yaakov Shabtaï, Ishai Sarid ou Zeruya Shalev, pour ne citer que quatre noms.
Chez aucun d’eux, la tendance souhaitée par le Rav de révélation de la sainteté n’apparaît : pis encore, ils se complaisent à exalter des sentiments impurs ou négatifs (Shabtaï, Shalev), ou à tourner en ridicule tout ce qui est sacré pour les Juifs (Sarid). Une autre tendance très présente dans la littérature israélienne, à laquelle j’ai consacré plusieurs analyses depuis une vingtaine d’années, est celle de la transformation des écrivains en chantres politiques – toujours dans le même sens, hostile au sionisme réalisateur et au judaïsme traditionnel – à travers le mythe de “l’écrivain engagé”[2]. Les récents propos de l’écrivain David Grossman, accusant Israël et son armée de “génocide” à Gaza, ne sont que l’illustration la plus extrême d’un phénomène déjà ancien, qu’on pourrait définir comme l’enrôlement des écrivains au service des ennemis de leur propre peuple.
Dans ces circonstances, il faut hélas constater que seules de rares voix des lettres israéliennes – pour certaines déjà anciennes – ont confirmé l’espoir que formulait le Rav. Citons notamment Samuel Joseph Agnon, ou encore David Shahar. Pour les autres, on ne peut qu’attendre des générations futures qu’elles finissent par donner naissance à de grands écrivains qui glorifieront le peuple d’Israël, son armée et sa terre, et qui finiront par donner raison à l’espérance prophétique du rabbin Kook de mémoire bénie.
Pierre Lurçat
NB Concernant les propos scandaleux de David Grossman, je porte à la connaissance de mes lecteurs la réponse que m’a envoyée Alain Finkielkraut après mon appel public à se désolidariser de Grossman: “Je suis en désaccord total avec David Grossman et je soutiens sans réserve les centaines de milliers de grévistes qui manifestent contre la guerre effrayante que Netanyahou mène à Gaza. Ils sont l’honneur d’Israël”. Dont acte.
[1] Cette citation et les autres sont reprises du beau livre de Yosef ben Shlomo, Introduction à la pensée du Rav Kook, Cerf 1992. Celui-ci ne donne pas la source des citations.
[2] Sur le mythe de “l’écrivain engagé”, je renvoie à mon livre La trahison des clercs d’Israël, La Maison d’édition 2016.