Tribune

« 600 », la dernière ligne - Par Eden Levi Campana

L'oeil d'Eden Levi Campana au 600e jour de guerre et de captivité pour les otages.

7 minutes
28 mai 2025

ParGuitel Benishay

« 600 », la dernière ligne - Par Eden Levi Campana
Photo by Erik Marmor/Flash90

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Ils étaient trois cents, jadis. Trois cents à Thermopyles, debout dans l’étreinte brûlante d’un défilé de pierre, trois cents à opposer leur torse nu à l’immensité perse. Non pour vaincre – car ils savaient qu’ils tomberaient – mais pour tenir. Tenir comme on garde une promesse muette, comme on défie le destin en silence. Tenir, non par orgueil, mais par fidélité à une ligne, à un seuil, à une idée. On les appelle "héros", ces Spartiates, ces fils du granit et du refus. On les érige en statues. On les lit dans les manuels, on les rêve dans les films. Ils n’ont pas été accusés de crimes ; ils n’ont pas été traités de bourreaux. Ils ont résisté, et la postérité les a sanctifiés.

Mais aujourd’hui, d'autres tiennent. Depuis six cents jours. Six cents jours à veiller, à prier, à espérer. Deux fois trois cents. Deux Thermopyles de douleurs tenaces. Deux lignes d’épuisement et d’endurance. Eux aussi encerclés, eux aussi abandonnés. Non par des cavaliers armés, mais par des chancelleries qui détournent le regard, par des intellectuels qui retournent les mots, par des peuples qui ont troqué l’Histoire contre les hashtags. Ils tiennent, ces Juifs-là. Pas sur un col antique, mais sur une langue de terre, minuscule et haïe, où la mer borde les sirènes et le fleuve pleure des noms qu’on oublie trop vite. Ils tiennent avec les mains, les ongles, les chants. Ils tiennent avec la foi, la douleur, l’amour et la mémoire. Mais eux, ces veilleurs modernes, ces gardiens sans casque, sont désignés comme génocidaires. Trois cents étaient des héros. Pas les nôtres. Pourquoi ? Parce qu’ils vivent. Parce qu’ils osent vivre. Trop fort, trop librement, trop juivement. Parce qu’ils osent se défendre. Parce qu’ils refusent de mourir comme il faudrait mourir pour être plaint : docilement, silencieusement, religieusement. Car Shira et Yoni n’étaient pas soldats. Ils n’avaient pas d’arme, pas de gilet pare-balles. Ils avaient un tourne-disque, des livres, un amour simple, presque banal, traversé par le souffle d’un shabbat paisible. Ils vivaient à Washington, loin des frontières, loin des bombes. Mais leur judaïsme, ce nom trop ancien pour les cartes modernes, suffisait à signer leur arrêt de mort. On les a tués non pas pour leurs actes, mais pour leur essence. Et le monde a haussé les épaules. Il a analysé, contextualisé, relativisé, comme on efface une tache d’encre sur un vieux parchemin. Shira est devenue une "colonisatrice". Yoni, un "sioniste". Plus de prénoms. Plus d’amants. Seulement des ombres dans un récit qu’on n’a même plus besoin de raconter. Ils ont été tués, et personne n’a pleuré. On a souri, parfois, du coin des lèvres. On a parlé de Gaza, de "proportion", de "conflit". On a oublié qu’ils étaient deux cœurs battants. Deux âmes. Deux visages. Et pourtant, le judaïsme, ce n’est pas la guerre. Ce n’est pas l’idole du feu. Ce n’est pas la vengeance sacrée. Le judaïsme est une civilisation de la vie. Il porte l’enfant au centre du monde. Il tresse la paix dans les silences. Il sanctifie l’infime, l’humain, l’instant. "Qui sauve une vie sauve un monde entier", dit la Mishna. Et c’est ce monde que l’on accuse. Ce monde que l’on bombarde de jugements.

Qu’on le nomme Netanyahou ou qu’on l’abrège en Bibi, son nom suffit à éveiller, dans certains salons d’Europe, un frisson d’indignation pavlovienne. On l’invoque comme d’autres jadis invoquaient César ou le Diable - non pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il permet. Car en vérité, qui le connaît vraiment ? Qui, parmi ces foules promptes à brûler son effigie, saurait citer une seule loi qu’il ait promulguée, un seul décret qu’il ait signé, une réforme qu’il ait portée, une erreur qu’il ait assumée ? Rien ou presque. Il est devenu pur prétexte. Un paravent commode, une silhouette noire sur laquelle on projette ses haines, ses culpabilités et ses fantasmes de justice.

Peut-être, oui, a-t-il commis des actes terribles. Peut-être la justice de son pays le dira-t-elle, car elle seule en a le droit. Israël, démocratie rugueuse mais démocratie tout de même, possède ses cours, ses juges, ses débats, ses échéances. Nul besoin d’un tribunal improvisé sur une place de Paris pour s’en remettre au droit. Ce n’est pas la justice qu’on réclame en vérité, c’est un totem de colère, une figure de substitution. Et tant qu’on regarde vers le « pays des Juifs », tant qu’on scrute ses fautes réelles ou supposées, on détourne les yeux du reste. Car pendant que l’on crie contre Netanyahou, qui se souvient des Ouïghours étouffés dans les camps ? Qui lève la voix pour les femmes iraniennes enterrées vivantes sous les lois ? Qui pleure les yézidis assassinés, les enfants syriens gazés, les chiites démembrés au Pakistan, les chrétiens d’Orient disparus dans l’indifférence générale ? Dans ces pays-là, il n’y a pas de Netanyahou. Il n’y a pas de Juifs non plus. Il n’y a donc personne à haïr d’utile, personne à transformer en épouvantail de l’Histoire.

Alors on revient à lui, encore et toujours. Il est devenu l’effigie pratique de tous les maux du monde. Une ombre commode sur laquelle se greffent les slogans, les drapeaux rouges, les poings levés. Le monde brûle, mais tant qu’un Juif occupe le devant de la scène, on peut faire mine d’éteindre l’incendie. On pointe du doigt le judaïsme, on le retourne contre lui-même : « Comment ? Cette religion de la paix ! »

Quel manque de culture. Quelle pauvreté du savoir. Le judaïsme sait, comme Maïmonide, qu’il est des guerres qu’on ne choisit pas, mais qu’on ne peut pas fuir. La milhemet mitzvah, la guerre-commande, n’est pas une croisade. Elle est le sursaut moral contre l’abîme. Le droit sacré de se défendre. De libérer les captifs. De protéger les siens. Même au prix du shabbat. Même au prix du sang. Car ne rien faire, c’est encore tuer. Car se taire, c’est trahir.

Israël ne se bat pas parce qu’il aime la guerre. Israël se bat parce qu’il aime la vie. Et parce qu’au fond de tunnels obscurs, des hommes saignent, des vieillards chantent dans leur tête pour ne pas devenir fous. Et tant qu’ils sont là-bas, rien ne peut s’arrêter. Rien ne doit s’arrêter. Le Talmud le martèle : « Le rachat des captifs est la plus grande des mitsvot. ». Plus encore que nourrir les affamés. Plus encore que vêtir les nus. Car la captivité est la mort lente. La captivité est la honte prolongée. La captivité est l’épreuve suprême de la solidarité. Les Juifs n’abandonnent pas les leurs. Jamais. Rachi l’a écrit. Les Tossafot l’ont enseigné. Maïmonide l’a légiféré. Celui qui peut sauver et ne sauve pas est complice du bourreau. Et ceux qui, aujourd’hui, demandent à Israël de cesser, de se rendre, d’attendre, leur demandent de se renier. De se nier. Alors ils tiennent. Dans les écoles, les enfants dessinent des sirènes au-dessus des classes. Dans les cuisines, les mères écoutent les alertes entre deux bénédictions. Dans les synagogues, les noms des otages deviennent des psaumes. Ils tiennent, non pour conquérir, mais pour survivre. Non pour la gloire, mais pour l’honneur. Non pour eux, mais pour les autres.

À Thermopyles, les trois cents ont offert leur vie pour retarder l’ennemi. En Israël, les six cents jours sont une offrande brûlante, une flamme nue dans la nuit du monde. On ne célèbre plus les morts, on les juge. On ne compatit plus aux pleurs, on les soupçonne. On ne reconnaît plus les martyrs juifs, on les accuse. Mais la fidélité ne dépend pas du regard des autres. Elle se tient droite dans l’œil de la tempête. Et si l’on écoute, très loin, là où le désert épouse la mer, là où le fleuve pleure les frontières, on entend encore les pas des veilleurs. Les sandales frottant la poussière. Les torches dansant dans la nuit. Trois cents fois deux. Deux fois l’épreuve. Deux fois l’honneur. Deux fois l’oubli. Mais une seule ligne à défendre, la dernière. Et personne d’autre pour la tenir.

Eden Levi Campana