Culture

Laurent Touil-Tartour : « La relation entre Sartre et Benny Levy, son jeune protégé, est l’une des plus belles histoires d’amitié que je connaisse. »

12 minutes
26 mars 2024

ParIsraJ

Laurent Touil-Tartour : « La relation entre Sartre et Benny Levy, son jeune protégé, est l’une des plus belles histoires d’amitié que je connaisse. »

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L’Institut français d’Israël organise le 3 avril prochain une rencontre passionnante autour du livre évènement, Achever Sartre de Laurent Touil-Tartour. Polémiques, scandales, Jean-Paul Sartre en a provoqué, nourri et subi. La dernière controverse du « pape de l’existentialisme » nous est contée avec brio et au cœur de cette affaire, Benny Lévy. Selon l’auteur de cet essai critique, biographique et enquête philosophique, c’est Sartre, l’athée, qui sut convaincre Benny Lévy de retourner à ce qu’il était et qu’il avait longtemps renié, un juif authentique, et même un juif orthodoxe ! Une thèse explosive qui nous a donné envie d’interviewer en exclusivité Laurent Touil-Tartour.

 

20 ans après la disparition de ce « roi caché de notre temps » dixit BHL, vous sortez ce livre qui revient sur la relation entre Benny Levy et JP Sartre. Quelle était votre intention première ? Tordre le cou aux idées reçues ?

Oui. Mais sans l’agressivité que laisse entendre cette formule. Mon but était de communiquer au monde ma passion pour ce sujet qui m’a tant apporté dans la vie et auquel je m’abreuve sans cesse. J’ai la conviction qu’il porte en lui une force d’inspiration puissante et universelle.

C’est donc la passion qui a été mon moteur. La passion de la transmission. La passion pour cette aventure de l’esprit initiée par Jean-Paul Sartre avec Benny Lévy. Passion pour leur oeuvre commune, un texte d’entretiens éblouissant d’intelligence, intitulé L’Espoir maintenant et publié dans Le Nouvel Obs en 1980 un mois avant la mort de Sartre. Un texte tellement déroutant qu’il avait provoqué un scandale dont le retentissement se fait encore entendre aujourd’hui.

Or ce texte, je l’ai toujours trouvé brillant et fascinant. Il m’a fasciné dès la première lecture, quand j’avais vingt ans. Je le tiens pour un pur chef-d’oeuvre de sagacité, d’intégrité et de prospective philosophique. Et je n’étais convaincu par aucune des attaques dont il faisait l’objet.

Je suis donc parti à la recherche de la vérité. Et je l’ai fait par écrit, un stylo à la main. Seul à ma table d’écriture, après des années d’étude et de recherches sur ce sujet, après des années de conversations avec les plus éminents esprits de notre temps, je suis arrivé, à ma grande stupéfaction, à une conclusion assez surprenante.
C’était si troublant que je me suis senti dépositaire d’une théorie qui me dépassait. Tellement renversante et porteuse de conséquences, que de facto elle ne m’appartenait plus. Je ne pouvais en rester le seul dépositaire.
Voilà pourquoi j’ai écrit ce livre.

Pourquoi ce titre ?

Parce que je le trouve élégant et percutant.
Il a en outre le mérite d’incarner malicieusement le propos défendu dans le livre qu’il soutient.
Il est porteur d’une ambivalence aguicheuse qui me plaît bien.
Par bonheur il plaît aussi beaucoup aux lecteurs. Le titre les interpelle. Vous n’imaginez pas combien de libraires me disent que les lecteurs prennent systématiquement le livre en main après avoir vu la couverture, piqués de curiosité, afin d’en savoir davantage: à quel type d’achèvement Sartre est-il soumis? Le titre pousse à une prise en main, à un premier contact charnel avec le livre, à le retourner pour voir ce que sa quatrième de couverture dévoile, avec un effet de surprise systématique.
Il tire profit de toute la richesse de la langue. On peut achever pour détruire ou achever pour parfaire. Et ces deux mouvements articulent le livre. Le premier pour le dénoncer, le second pour l’accomplir.

 

Vous suggérez que c’est Sartre, l’athée, qui sut convaincre Benny Lévy de retourner à ce qu’il était et qu’il avait longtemps renié, un juif authentique, et même un juif orthodoxe. Comment êtes-vous parvenu à cette conclusion ?

Par une longue et ardente fréquentation du dialogue Sartre / Benny Lévy.

En considérant méticuleusement l’évolution de leur relation qui dura dix ans, avant que Sartre ne meure, j’ai pu déceler un conditionnement graduel et ingénieux de Sartre envers Benny, suscitant en lui une sorte d’éveil spirituel et de retour à sa condition juive.

En mettant en correspondance les éléments biographiques de Sartre et Benny Lévy, en exhumant des énonciations majeures de Sartre, j’ai trouvé les pistes qui m’ont conduites à cette lecture totalement différente de ce qui a été dit jusque-là depuis un demi siècle.

La relation entre Sartre et son jeune protégé est l’une des plus belles histoires d’amitié que je connaisse. Une histoire humaine et intellectuelle, pleine de respect, de générosité et de profondeur. L’un avait 65 ans et l’autre à peine 25. Tout les séparait, mais ils partageaient une puissance intellectuelle hors nome. L’un était un génie et l’autre un surdoué. L’un, consacré mondialement comme une conscience intellectuelle universelle, et l’autre, vivant dans la clandestinité et dans l’ombre d’un double, révolutionnaire maoïste, qu’il s’était inventé. Pour Sartre, Benny était en pleine dénégation de son être.

Il aura tout fait pour que Benny Lévy abandonne sa « posture de mauvaise-foi », telle qu’énoncée dans son essai philosophique majeur, L’Etre et le néant, et qu’il retourne à sa propre transcendance. Qu’il renonce à la fonction qu'il s'était donnée (le néant) au profit de son identité propre (l’être).

Quand Sartre rencontre le jeune Benny Lévy pour la première fois en 1970, ce dernier se dissimulait sous le nom passe-partout de « Pierre Victor », il avait renié son identité juive, il était éloigné de la Torah au dernier degré, et il manifestait un antisionisme viscérale, militant publiquement pour la « destruction de l’entité sioniste »
Dix ans plus tard, après un compagnonnage assidu et quasi journalier entre les deux hommes, Benny Lévy va se réapproprier son nom sous l’insistance de Sartre, apprendra l’hébreu, ira étudier en yéshiva, s’installera à Jérusalem et deviendra un fervent talmudiste.

Mais Benny ne deviendra jamais un sioniste, au sens politique du terme, ayant le nationalisme en horreur.

 

Il y a une sorte de rupture des acquis entre les deux hommes, un chemin de traverse qu’ils semblent emprunter et vouloir restituer dans L’espoir maintenant. Est-cela qui va fonder cette amitié singulière ?

Je dirais plutôt l’inverse. C’est leur amitié singulière qui a fondé la rupture exprimée dans L’Espoir maintenant.
Ce texte d’entretiens est le fruit de cinq années de travail quotidien entre les deux hommes, précédées de cinq années de combats communs. Ils ont passé au crible de leur acuité plus de 2000 ans de philosophie occidentale, pour aboutir à un projet de refonte, de renouveau de la pensée de la révolution, par un Jean-Paul Sartre physiquement affaibli mais intellectuellement enhardi.
Une des grandes ambitions de Sartre était non seulement d’exprimer une totale liberté de penser, mais mieux encore, de pouvoir penser contre lui-même, comme il en inventa le principe et la formulation dans sa magistrale autobiographie Les Mots. Il ne voulait être aliéné par rien, y compris ses propres énonciations.
Et le Sartre qui s’exprime face à Benny Lévy dans L’Espoir maintenant à la veille de sa mort incarne mieux que jamais son extraordinaire liberté de penser, couplée à une honnêteté intellectuelle qui laisse pantois. Ces entretiens sont une lecture galvanisante. Quelle leçon!

 

Revenons sur le retour aux sources de B.Levy. Comment ce retour s’effectue ? Avec Levinas bien sûr, mais encore ?

Ce retour de Benny Lévy s’effectue clairement sous Sartre. Avec Sartre. Par Sartre. Et se poursuivra même après Sartre. Incroyable, venant du fondateur de l’existentialisme athée.
Quant à Levinas, figurez-vous, que c’est Sartre qui va le faire vraiment découvrir à Benny Lévy à partir de 1976. Et ça va être pour lui un coup de tonnerre.
Benny qui était un expert de Platon va entrevoir dans la philosophie lévinassienne un nouvel horizon de pensée vertigineux, ancré sur les textes juifs vieux de plusieurs siècles et considérés avant Levinas comme de la vulgaire religiosité. Levinas va être le grand révélateur de la pensée juive, au sens de sa dimension philosophique. Une pensée qui rivalise avec la philosophie occidentale, et que Levinas a tâché de faire coexister. Mais une pensée juive qui écrase toutes les autres selon Benny Lévy, et à laquelle il va se consacrer le reste de sa trop courte vie, passant de « philosophe révolutionnaire maoïste athée » à « talmudiste hiérosolymitain de combat ». Combat, parce que pour lui, philosopher est une guerre, une guerre des idées, et la pensée juive ne devait pas, ne pouvait pas s’accorder, comme s’y évertuait Levinas, avec la sagesse grecque. Elle devait la dépasser et la vaincre. En ce sens, Benny Lévy a dépassé Levinas.
Là aussi, quelle leçon !

 

Finalement n’y a-t-il pas quelque chose de pernicieux (je n’oserais dire d’antisémite) d’avoir accusé Benny Lévy d’abus de confiance, de manipulation à l’égard de Sartre ?

Oui, bien sûr. Totalement pernicieux. Aucun poncif n’aura été épargné à Benny Lévy. Il a été bafoué, raillé et diffamé par tout ce que la France comptait de notabilités en vogue, Simone de Beauvoir, Raymond Aron, Gisèle Halimi, François Truffaut et tant d’autres.

Mais il faut bien comprendre ce qui c’était joué alors.

Sartre était le père d’une école de pensée proéminente, qui dans son oeuvre testamentaire L’Espoir maintenant, a stupéfié tout le monde. Il y a mis en chantier un nouveau projet philosophique d’une ambition folle, allant jusqu’à proposer une fin messianique juive de l’Histoire. Vous avez bien entendu, Sartre l’athée fanatique proposant une fin messianique juive à l’humanité.

Avec une vivacité d’esprit incroyable pour un homme usé de 75 ans, il a osé remettre en question nombre de ses propositions antérieures qui ont fait pourtant sa légende.

Or c’est sur cet héritage philosophique du « pape de l’existentialisme » que toute sa garde rapprochée, les sartriens du premier cercle, ont fait leur fonds de commerce. Pas assez équipés pour penser par eux-mêmes, ils vivaient au crochet intellectuel de leur souverain pensif.

En remettant en question, un mois avant de mourir, quelques-unes de ses plus fameuses énonciations passées, Sartre a coupé l’herbe sous le pied de ses piques-assiettes intellectuels. Ils se sont retrouvés à poil.

Ils avaient le choix entre l’effort de tout reprendre à zéro à partir de L’Espoir maintenant, mais sans le maître pour les guider, ou bien la paresse de ne rien changer à leur commerce intellectuel, en faisant passer L’Espoir maintenant pour une fake news.

Ils ont choisi la facilité, crasse. Et la saloperie. Inventant une cancel culture avant l’heure. L’Espoir maintenant étant un dialogue à deux, il leur fallait dégommer les deux interlocuteurs pour abolir définitivement la légitimité de leurs entretiens. Ils ont donc fait passer Sartre pour un « vieillard gâteux » et son jeune interlocuteur pour un « manipulateur juif de vieillard gâteux ».

Et leur petite entreprise de démolition en bande organisée a parfaitement marché, pendant 44 ans !… jusqu’à la sortie d’Achever Sartre.
Le livre invalide tous les motifs du scandaleux scandale.

Si Sartre et Levy étaient vivants, comment auraient-ils vécu l’horreur absolue du 7 octobre ?

On ne le saura jamais, mais… Mais si l’on se retrousse un peu les manches, et qu’on se plonge dans l’abondance de textes écrits par Sartre et Benny dans les années 70 sur la question israélo-arabe, on peut alors les faire parler, de façon assez précise et fidèle à leurs engagements.

Sartre a toujours soutenu le principe d’un Etat juif, avant même sa création, et il est resté jusqu’à sa mort attaché à la vocation du sionisme.

Dans le journal Libération fondé par Benny Lévy et Sartre, ce dernier écrivit une tribune exemplaire le lundi 29 octobre 1973, à l’issue de la Guerre de Kippour. Guerre semblable en de nombreux points à la guerre provoquée par le Hamas contre Israël durant la fête de Simha Torah du 7 octobre dernier :

« Il est regrettable que l'Egypte et la Syrie aient déclenché cette guerre-ci, provoquant une hécatombe dans les deux camps belligérants. Les fondements de cette nation [israélienne] constituée en 1948 sont à la fois pour les Israéliens la tradition historique et le travail humain. La tradition renvoie à la période lointaine où les Hébreux habitaient la Palestine. […] l'admirable travail fourni depuis le début de ce siècle, quand la nation israélienne n'existait pas encore, suffit à justifier la présence des Juifs sur cette terre que personne n'avait jamais fait fructifier. La destruction par la violence de la nation israélienne est donc inadmissible. »

Et un an plus tard, en 1974, Sartre et Benny publieront un premier livre d’entretiens, On a raison de se révolter. On y découvre un Sartre beaucoup moins dupe que Benny Lévy sur le projet génocidaire anti-juif de la cause arabo-palestinienne :

Sartre : “Si on crée un État arabe et juif, ça ne marchera pas parce que les Arabes veulent foutre les Juifs dehors !”

Benny Lévy : “Détruire l’Etat d’Israël, ce n’est pas non plus, comme l’ont dit quelques idiots, jeter les juifs à la mer.”

Sartre : “Ce n’est pas ‘quelques idiots’, c’est tous.”

Benny Lévy : “Non…”

Sartre : “C’est ce qu’on ne les encourage pas à dire mais c’est ce qu’ils disent! […] quand ils disent ‘on veut détruire Israël’, ça veut dire quelque chose, ça veut dire que c’est une force qui dans le monde arabe existe et qu’on n’a jamais déguisée …”

Tout est déjà dit et pensé par Sartre cinquante ans avec le 7 octobre.

 

Propos recueillis par Caroll Azoulay

A propos de l’auteur :
Laurent Touil-Tartour Ecrivain et cinéaste, élève d’Emmanuel Levinas, Laurent Touil Tartour rejoint l’Institut d’études lévinassiennes fondé par Benny Lévy, Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy. Il est le créateur et réalisateur de la série Urban Wolf (Apple) adaptée du mythe de Gygés dans La République de Platon. Auteur d’une contribution sur Sacha Guitry dans la revue Année zéro et d’une nouvelle d’anticipation aux Editions Rue Saint Ambroise, Achever Sartre est son premier essai philosophique.

Informations pratiques
Achever Sartre de Laurent Touil-Tartour
Ed. Grasset
Mercredi 3 avril 2024 à 19h30
Institut français de Tel Aviv | Rothschild 7
Information et réservation : https://bit.ly/43ogoQi

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