Tribune

Raphaël Draï. Sa mémoire nous oblige - Par M.G. Wolkowicz

Il y a dix ans, le 17 juillet 2015, disparaissait le penseur Raphaël Draï, figure marquante de l’histoire des idées et représentant de l’École de pensée juive de Paris.

8 minutes
16 juillet 2025

ParGuitel Benishay

Raphaël Draï. Sa mémoire nous oblige - Par M.G. Wolkowicz

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Il y a dix ans, le 17 juillet 2015, disparaissait le penseur Raphaël Draï. Figure marquante de l’histoire des idées et représentant de l’École de pensée juive de Paris, nous avons souhaité rendre hommage à ce penseur juif parfois méconnu, en publiant ici les extraits d’un texte écrit par son ami, le professeur Michel Gad Wolkowicz.

 

Dix ans que mon ami, notre ami, nous a quittés, dix ans – comme les Dix Paroles – qu’il nous manque, l’homme, l’ami, le penseur, le compagnon de lutte. Continuer à l’écouter, à le lire, à étudier ses textes, à dialoguer avec lui m’est essentiel, et plus encore lorsqu’Israël, le peuple juif est en question(s).

Il nous manque pour partager notre époque, nos actualités collectives et singulières, notre intime, nos analyses sur la situation d’Israël, les traumatismes subis, la haine universelle, celle à laquelle sont exposés les Juifs en Diaspora et en France en particulier, face aux meutes politico-médiatiques antisémites adeptes de cette hallucinante religion universelle palestiniste devenue Cause des causes. Mais il nous manque surtout en tant que modèle de pensée et d’action inspirant, assumant une responsabilité individuelle et collective, une exigence éthique de vérité, d’élévation-élection, de liberté responsable.

[…] Sa pensée nous éclairait ; vivante, toujours en construction, elle produisait des axes, des ouvertures, des liens, elle soutenait un engagement, une détermination sans faille – la décision de la vie et de l'éthique. J'admirais l'immense penseur à l'œuvre unique et protéiforme, considérable ; et j'admirais et aimais profondément l'homme. Contrairement à beaucoup d'autres, l'homme et le penseur, l'existant et l'œuvre étaient chez lui intimement intriqués et cohérents, Un et pluriel en même temps ; il était droit, se tenait debout, faisant face. On pourrait dire de lui ce que Freud écrivait à propos de Moïse qui s’est attaché à « vaincre sa propre passion au nom d'une mission à laquelle il s'est voué ». Il était au service du bien commun, à l'écoute de la Loi et de l'autre, y compris de l'autre en soi, toujours avec une entière présence et une énorme générosité. Sa pensée, élaborée et conceptuelle, n'avait d'autre but que de se rapporter à la vie même, et rappelait précisément le Réel aux utopistes.

Engager la mémoire vive de Raphaël Draï, c’est assumer ce qu’il espérait et ce à quoi il œuvrait : notre rassemblement, au travers de nos singularités, de nos filiations plurielles, de nos généalogies de pensée respectives, pour élever le niveau éthique de notre communauté juive de France et pour combattre nos ennemis – la seule chose qui ne nous manque pas ! […] Plutôt que de cultiver chacun son petit territoire en huis clos, roi de quelques fans, le temps est venu d'unir nos forces de vie face au mortifère, guerriers rassemblés pour des intérêts communs au présent et pour l'advenir, pour des buts qui transcendent nos egos assoiffés.

[…] Raphaël Draï a produit une œuvre considérable : parmi tant d’autres ouvrages, Topiques sinaïtiques, Sous le signe de Sion, Identité juive, identité humaine, Le pays d'avant, Les pays d'après, Freud et Moïse : psychanalyse, loi juive et pouvoir, La sortie d’Égypte : l’invention de la liberté, Abraham, ou la recréation du monde… Tous ses travaux et ses conférences étaient l’expression et le fruit d'une énorme culture couvrant la plus grande partie d'un savoir polydisciplinaire, d'une curiosité sans limites engageant, avec gravité et joie, une réflexion toujours plus approfondie qui savait conjuguer la rigueur avec une extrême mobilité psychique et intellectuelle, et une rare créativité.

Dans les dernières semaines de sa vie, bien que son état se fût détérioré, il faisait preuve d’un courage et d’une dignité exceptionnels face à la maladie et à la souffrance. Lorsque j’arrivais, il m'accueillait – comme il le faisait avec son autre grand ami, Ariel Messas – en me disant : « Ah, Mischa ! Assieds-toi, mets-toi à l’aise. De combien de temps disposes-tu ? » Lorsque je lui répondais « trois quarts d'heure, une heure », il regardait sa montre et choisissait un sujet parmi les quelques-uns auxquels il avait pensé pour que nous nous en entretenions, convoquant, comme jamais je n’ai rencontré quelqu'un d'autre capable de le faire, les sciences politiques, le droit, la psychanalyse, la pensée juive, mais aussi l'histoire, la peinture, la littérature, la poésie, le cinéma, chacune de ces disciplines aiguisant et enrichissant les autres, chacune réétrangéisée par le croisement des savoirs, l'indéfini des questionnements. Il savait éviter toute tendance à la réduction explicative, à la synthèse globalisante et résolutive.

Raphaël Draï et Michel Gad Wolkowicz

Il commençait ses conférences ou les conversations en disant « nous » : « Nous allons essayer de comprendre telle ou telle chose à laquelle nous sommes confrontés. » Il veillait à l'éthique du singulier autant qu'à celle de la communauté, petite ou grande, que nous formions, du « nous » de l'universel, du singulier – et non du « on », du quelconque, du nombreux. […] Jusqu'à notre dernière conversation […], il voulait approfondir des questions fondamentales toujours en suspens, donner un sens aux événements, à sa maladie, et même à sa mort, qu'il fallait bien envisager ; et par-dessus tout, il souhaitait penser à deux. Infiniment attaché à notre aventure commune et collective, lors d'entretiens télévisés il brandissait avec fierté nos ouvrages – ce qu'il ne faisait pas, humble qu'il restait, pour ses propres livres.

Jusqu’au bout, il se sera préoccupé de la communauté juive et de la France en débandade référentielle, morale, politique et symbolique – et bien sûr d'Israël qu'il aimait tant. Jusqu'à son dernier souffle, ce « mensch » constantinois a été un Juste, un lutteur – d’ailleurs il était fier de son passé de lutteur, de boxeur, d'haltérophile. Nul autre ne s’est battu davantage pour l'unité, l'intégrité et l'élévation du peuple Juif, le « Am e'had ».

Jusqu'au bout, la question du « pourquoi suis-je là ? » l’a taraudé. Lors de notre entretien dans son émission Talmudiques à l’occasion de la parution du livre que j’ai dirigé, La transmission en question(s), Marc-Alain Ouaknin m’a permis d’évoquer ce que Raphaël Draï nous a transmis de fondamental au travers de son commentaire du « Et tu choisiras la vie ». En Juif respectueux et engagé, il avait fait sienne l'idée du Juif faisant parler le destin, qui s'est donné comme destin de le discuter, de le transformer, qui s'est donné un Dieu pour le combattre, transformant Jacob en Israël. Ni absolution ni soumission comme solutions acceptables à la fatalité, à l'irresponsabilité. Mais l'advenir du sujet – politique, historique, psychanalytique. L'Homme freudien.

Il ne m'a jamais paru plus grand que lorsqu'il m'a raconté ses blessures de vie, ses blessures personnelles, les abandons, les trahisons, l'exode, la chute et la conflictualisation nécessaire et douloureuse des identifications. Son courage tant physique qu'intellectuel, impressionnants dans le combat pour la vérité et pour la défense d'Israël, contre la haine archaïque, la bêtise et l'envie qui caractérisent l'antijudaïsme, sa fidélité absolue, son intégrité morale, intellectuelle, spirituelle, en faisaient non seulement l’un des plus éminents penseurs juifs de notre temps, mais une immense figure juive ayant le souci constant du collectif, du « judaïsme à l'épreuve du monde », comme le disait notre ami Benno Gross, disparu deux semaines seulement après lui.

Nous estimons, nous aimons des hommes rencontrés au cours de notre évolution. Mais nous comptons sur les doigts d’une main ceux dont la relation nous a fondamentalement transformés et inspirés. À nous de nous approprier son héritage pour mieux le posséder. Sa mémoire nous oblige.

M.G. Wolkowicz

 

 

Biographie

Raphaël Draï, né en 1942 en Algérie, était professeur émérite de science politique et de droit. Ancien doyen de l'Université d'Amiens, mais aussi membre de l'Ecole doctorale en Recherches psychanalytiques et psychopathologiques, il fut l'un des premiers chercheurs à introduire la psychanalyse dans les sciences politiques et fut directeur de recherches à l'École doctorale de recherches en psychanalyse et psychopathologie de l'Université Paris VII-Diderot.

Spécialiste de loi hébraïque, disciple d'Emmanuel Levinas, d’André Neher et d’Éliane Amado Levy-Valensi, Raphaël Draï était profondément engagé dans le dialogue interreligieux. Il exerça notamment à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence, où il était chargé d'enseignement dans le cadre du Master Management interculturel et Médiation religieuse. Auteur d'une vingtaine d'ouvrages, il était également chroniqueur de la revue L'Arche et sur Radio J.

À la suite de la parution de Comment le peuple juif fut inventé, il manifesta son hostilité à l'égard des thèses de Shlomo Sand, qu'il jugeait « unilatérales » et auxquelles il reprochait de contribuer – de même que les analyses de Noam Chomsky ou d'Élie Barnavi – à l'entreprise conduite, selon lui, par l'« antisionisme », de déni des « mobiles historiques et humains dans lesquels l’État d’Israël trouve [...] sa raison d’être ».

Raphaël Draï est décédé le 17 juillet 2015 à Paris, à l'âge de 73 ans. Il est enterré à Netanya, en Israël.