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Route de montagne vers Bastia Poretta.
Khaled est mort. Yaël l’a abattu en sortant de la grotte, sans hésitation.
Maintenant, elle fonce sur les routes sinueuses dans un des véhicules des terroristes. Moïse n’est plus au combat. Il regarde par la vitre. La beauté de l’île ne réside pas seulement dans sa nature, mais dans cette manière qu’elle avait de tout contenir, de tout fusionner. Il s’enfonce dans la magie de la Corse, au cœur d'une nature à la fois brute et raffinée, sauvage et ordonnée par une main invisible. Le maquis répand son parfum entêtant, fusion vibrante d’immortelle, de myrte, de lavande et de ciste. Dans l’ombre des châtaigniers et des oliviers noueux, les esprits anciens murmurent encore. Ici vivaient les Mazzeri, ces êtres visionnaires qui prédisent la mort en songe, les Signadori, qui soignent avec des incantations secrètes, et les Streghe, figures de l’ombre redoutées par tous. Cette terre n’était pas seulement belle, elle était une énigme, un refuge. Moïse pense à Aya, que l’on disait une mazzera (elle prédisait la mort). Sa grand-mère corse, juive, qui avait grandi entre ces montagnes et cette mer, loin des grandes communautés, loin des mikvés. Ici, les femmes juives se baignaient dans la mer, sanctifiant leur corps dans l’eau salée qui portait les souvenirs de tant de générations.
Mo, son grand-père, ne s’était pas installé ici par hasard. Il disait Corsica Nostra, notre Corse. Les Juifs de Corse avaient grandi sans la crainte du lendemain, portés par un peuple qui, dans son insularité farouche, faisait de la solidarité une loi tacite. La mer, leur seul horizon, était à la fois un mur et une promesse, un refuge et un abri perpétuel. Mo racontait parfois comment il faisait passer des cargaisons d’armes depuis Bastia vers la Palestine, sous le nez d’un Préfet Papon récalcitrant, avec la bénédiction discrète de Jules Moch, ou quand il remplissait ses cales de cartouches de Gauloises et de Gitanes, expédiées aux voyous de la French Connection.
Pour lui, la Corse et Israël étaient deux terres de feu et de roc, de vents rebelles et de mélancolie, vibrantes d’une même intensité. Il voyait dans les visages burinés des bergers corses l’écho des vieux agriculteurs de Galilée : cette même obstination dans le regard, ce même amour viscéral pour une terre que l’on ne possède jamais vraiment, mais qui, elle, vous possède tout entier. Ici comme là-bas, on cultivait la mémoire comme on cultivait les oliviers : en en prenant soin, en la répétant à voix haute.
L’histoire était une litanie qu’on chantait autour des tables, un fil d’or tissé entre les générations. Moïse pensa à son grand-père. Il avait trouvé ici une terre qui, comme la sienne, ne cédait pas. Une terre qui portait son peuple comme on porte une promesse ancienne.
« Aucun Juif n’avait été livré aux nazis en Corse », répétait-il à qui voulait l’entendre.
« Tu es certain de cela ? » demandait Aya. « Nous avons eu notre lot de salopards. »
Mo presque choqué ripostait : « Tu plaisantes ? Les faits sont là ! »
« Jusqu’à ce que quelqu’un prétende le contraire. » soupira Aya.
« Ridicule. »
« Ridicule ? Tu verras qu’un jour un abruti reconnaîtra la Palestine. »
« En Corse ? Impossible. »
« Tu es un crédule Mo. Si ça se trouve ce sera un juif corse qui le fera. »
« Vraiment n’importe quoi… ma pauvre Aya. »
« BHM. L’histoire le dira. »
« Personne ne va réécrire l’histoire. Le peuple corse a refusé la collaboration, protégeant ses enfants juifs avec obstination. C’est un fait historique. »
« Si c’est la volonté d’Hachem, ce sera un fait historique. Nous verrons. » disait Aya comme une dernière provocation.
Et comme par miracle, après ces mots, Moïse entendit des voix qui s’élevaient, brisant l’air limpide : une paghella, un chant polyphonique jaillissant des montagnes comme un rite ancestral. Les harmonies enchevêtrées semblaient invoquer un monde disparu, porté par des âmes errantes. Il se revit, enfant, assis sur une terrasse en Haute Galilée, face à son grand-père. Lui buvait du Shoko B’Sakit, le chocolat au lait en sachet souple, mordait un coin et aspirait le liquide sucré, tandis que son grand-père savourait lentement une liqueur de cédrat corse. Franchement, pas une spécialité du coin.
« Tu sais, Moïseleh, le plus bel étrog du monde… il ne vient ni d’Israël, ni d’Italie. »
« D’où alors ? »
« De Corse ... "
Moïse avait ri, secouant la tête. Son grand-père et ses histoires de Corses… Avec une grand-mère corse et juive, c’était à prévoir.
« Mais oui ! Les Juifs d’Europe ne juraient que par leurs cédrats ! Un fruit pur, béni par les rabbins. Pas greffé, pas trafiqué. Un trésor. »
Il se souvenait des descriptions passionnées de son grand-père. La Corse, disait-il, était une île qui contenait un monde entier. On y trouvait tout, des cimes enneigées qui perçaient les cieux,
des forêts profondes où les vieux chênes et les pins laricio chuchotaient au vent, des plaines fertiles où l’olivier se nouait en sculptures millénaires, et ces plages aux eaux translucides, tantôt calmes et méditatives, tantôt furieuses sous les bourrasques. La beauté de l’île ne résidait pas seulement dans sa nature, mais dans cette manière qu’elle avait de tout contenir, de tout fusionner. Et puis, il y avait les hommes et les femmes.
Mo parlait des Corses avec admiration : « un peuple fier, méfiant des étrangers mais loyal jusqu’au bout du monde pour ceux qu’ils reconnaissaient comme les leurs. Des gens rudes en apparence, mais dont le cœur battait à l’unisson avec leur terre. Ils connaissaient la valeur du silence, du respect, et surtout celle de la mémoire. Cultiver la terre ici, dans ces vallons aux airs de Galilée, là où la montagne s’embrasse avec la mer… »
Il s’imagina un instant, labourant un champ, les mains dans la terre, respirant le sel et la sève mêlés. Un coin du monde où il pourrait oublier le fracas, où les guerres se taisaient, où la terre seule imposait sa loi. Un instant seulement.
Circular Rd, Dublin, Irlande
La nuit est épaisse et sans étoiles. L’usine, jadis témoin de l’activité frénétique de l’industrie, est désormais le théâtre d’un affrontement fatal. À l’instant précis où le Mossad, discret et méthodique, se prépare à descendre en force – cinq agents silencieux, armés d’une détermination implacable – une présence inattendue bouleverse le cours des événements. Bahram Al-Nassiri apparaît, tel un spectre, dans la pénombre. Son visage impassible ne laisse transparaître aucune émotion, seulement la froideur d’un exécuteur professionnel.
Sans un mot, sans une hésitation, Bahram entame sa sinistre tâche. Une dizaine de vies se consument en quelques minutes, balayées par l’ombre d’une main de fer. Seuls trois destins semblent épargnés par cette vague meurtrière : Nour, dont les yeux brillent encore de passions confuses, Laïla, fragile incarnation de l’innocence, et Karam Al-Safir, le mentor aux multiples visages.
L’atmosphère se densifie, chaque seconde s’étire en une éternité de suspense. Au milieu du chaos, Ali dans un geste désespéré, tire sur Bahram. Le projectile trouve sa cible… C’est Laïla qui, en un instant, se transforme en martyr. Dans les bras de sa sœur, elle s’effondre, emportant avec elle l’innocence d’un amour égaré et les rêves d’une vie encore à écrire. La scène se fige dans un silence lourd de douleur : Nour, le visage décomposé par l’horreur, retient désespérément le corps sans vie de Laïla, tandis que Bahram, toujours imperturbable, élimine Ali.
Alors que l’écho de la violence s’éteint peu à peu, le Mossad fait irruption dans l’usine. Dans le tumulte, l’informaticien, instrument involontaire de la lutte géopolitique, trouve aussi la mort. Bahram ne voulait pas laisser de témoins. Les agents s’emparent de Karam. Nour ne peut se résoudre à abandonner sa soeur mais Bahram la tire sans ménagement. Ils s’échappent sur une moto et filent dans la nuit complice.
Tel Aviv, Israël, Quartier général du Mossad – salle de crise
Moïse se tenait debout devant la grande table, les yeux cernés mais fixés avec intensité sur David et Jarod. Il tenait à la main un carnet écorné, rempli d’écritures nerveuses, annotations à l’encre sèche, croquis. Des décennies d’obsession.
« L’ennemi de mon père avait un nom » dit-il « Josef Grese. »
Un nom qui hante ses notes depuis plus de trente ans. Jarod haussa les sourcils. David resta impassible.
« Grese serait, selon lui… le fils de Josef Mengele et d’Irma Grese. Un héritier. Un projet nazi oublié. Financé. Réactivé. Un fantôme qui avance dans les interstices du monde moderne. »
David croisa les bras, l’air sceptique. « C’est une légende urbaine, Moïse » trancha-t-il.
« Un milliardaire nazi, né à Auschwitz, qui financerait secrètement des groupes terroristes tout en infiltrant les démocraties occidentales ? C’est du délire. Une théorie du complot sans fondement. »
Moïse fronça les sourcils, agacé. « Il y a trop de coïncidences. »
Jarod sourit, narquois. « Ou trop d’imagination. »
Moïse se tourna lentement vers lui, le regard dur. « Tu savais que l’humain a 86 milliards de neurones, contre environ 28 milliards pour les chimpanzés ? »
Jarod ricana. « Et alors ? »
Moïse fit un pas en avant. Jarod ne bougea pas. Il serra les poings.
« Rien. C’était juste un élément de comparaison… avec tes deux neurones de gorille. »
David ferma les yeux, déjà las. Jarod, sans prévenir, saisit Moïse par le col et le poussa violemment contre le mur. Moïse tenta de répliquer, mais Jarod fut plus rapide, plus fort. En quelques secondes, il le projeta au sol, le maintenant d’un genou, poing levé. David intervint brusquement, attrapant Jarod par l’épaule. « Ça suffit ! » cria-t-il.
Jarod se releva à contrecœur, le regard incandescent. Il lança un dernier regard moqueur à Moïse avant de quitter la pièce en silence. Moïse se redressa lentement. Il s’épousseta avec rage, les mâchoires contractées.
David l’observait, hésitant. « Tu es sûr que ça valait la peine ? » demanda-t-il.
Moïse releva les yeux. « Les seuls à avoir identifié Josef Grese… ce sont mon père. Et mon grand-père. Mais personne ne les a crus. C’est lui le maître du jeu, depuis toujours. »
David le fixa un instant. Puis il dit, d’une voix posée : « Si Grese existe… alors prouve-le. »
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