« Vous serez pour Moi un royaume de prêtres et une nation sainte » (Exode 19,6). Ce verset n’énonce pas une flatterie théologique, mais une exigence. Il ne promet pas un statut, il réclame une responsabilité. La sainteté n’est pas un état mystique réservé à quelques élus, mais une forme de service collectif. Refuser ce service, refuser d’en porter la charge, c’est déjà commencer à détruire ce que l’on prétend recevoir.
Ne pas vouloir servir son pays est un acte immoral. C’est une faute devant l’histoire, devant la morale, devant la Torah elle-même. Aucune civilisation n’a survécu lorsque ses membres ont prétendu accumuler des droits tout en se dérobant aux devoirs qui les rendent possibles. Le Talmud le dit clairement: « Kol Israël arévim zé bazé », tous les enfants d’Israël sont garants les uns des autres (Shavouot 39a). La garantie n’est pas une émotion vague; c’est une structure ontologique et politique. Elle signifie que nul ne peut jouir du bien commun sans répondre de sa part de charge. La responsabilité n’est pas un supplément d’âme, elle est la condition de notre identité collective.
Le Midrash va plus loin encore. Au Sinaï, selon Shabbat 88a, Dieu suspend symboliquement la montagne au-dessus du peuple et déclare: « Si vous acceptez la Torah, bien ; sinon, ici sera votre tombeau. » Il ne s’agit pas d’une menace arbitraire, mais d’une vérité anthropologique: un peuple qui refuse sa vocation de responsabilité cesse d’être un peuple. Il se dissout en foule, livré aux forces de l’histoire. La Bible entière est traversée par cette ligne de force: l’élection ne dispense pas de la charge, elle l’intensifie. « Seulement, craignez l’Éternel et servez-Le avec vérité et de tout votre cœur » (I Samuel 12,24). Servir « avec vérité » signifie que la foi doit s’incarner dans des actes, dans un engagement réel, et non dans une spiritualité de fuite.
Fuir ses responsabilités morales, civiques et citoyennes au nom d’une page de Talmud déconnectée de toute réalité nationale est une faute grave. Ce n’est pas de la piété, c’est de la désertion. Ce n’est pas être étudiant de Torah, c’est être prisonnier d’une doxa religieuse devenue alibi. Un véritable étudiant de Torah confronte le texte à la vie, la loi au réel, l’esprit à l’histoire; il ne se cache pas derrière une citation isolée, un décret mal compris ou un automatisme rituel pour éviter de défendre la société qui lui donne la possibilité même d’étudier. Maïmonide l’a martelé: la perfection morale précède la perfection spirituelle. Dans les Hilkhot Déot comme dans les Huit chapitres, il montre qu’on ne devient pas « saint » en se retirant de la réalité, mais en disciplinant ses actes, en participant au monde, en assumant le bien commun. L’homme qui se croit pieux tout en se soustrayant à la charge collective n’est pas un juste: il est un déserteur éthique.
Le Maharal de Prague, dans les Netivot Olam, insiste sur le fait qu’une communauté ne se tient debout que lorsque ses membres acceptent d’être parties d’un ensemble, et non des unités flottantes. Refuser la part qui nous incombe, c’est introduire une fissure dans le corps vivant du peuple. La pensée hassidique, avec le Sefat Émet, approfondit encore: l’avoda, le service, n’est pas un poids extérieur, c’est ce qui déploie l’âme. On ne grandit pas en se préservant de tout, mais en s’attachant à quelque chose de plus grand que soi. un peuple, une terre, une mission. La fuite de la responsabilité n’est donc pas liberté, mais auto-diminution.
Le Zohar, méditant sur le « Na’assé venichma », « nous ferons et nous entendrons » (Exode 24,7), enseigne qu’Israël a accepté d’agir avant même de tout comprendre. Là se trouve une structure spirituelle fondamentale: la vérité se rencontre dans l’engagement, non dans le retrait. Celui qui attend d’être rassuré, protégé, parfaitement sûr de lui avant de servir ne sert jamais rien d’autre que son propre confort intérieur. Yehouda HaLevi, dans le Kouzarî, oppose la foi abstraite et l’identité vécue. Être « cœur au milieu des nations », ce n’est pas flotter dans une singularité hors du monde, c’est irriguer, porter, maintenir la vie du corps commun. Une vocation sans responsabilité n’est qu’un slogan; une identité sans service n’est qu’une imposture.
Dans le monde moderne, Rav Kook a reformulé cette exigence avec une clarté lumineuse: « La grandeur de la vie dépend de la grandeur du fardeau que l’on accepte de porter. » La sainteté n’est pas une ascension vers un ciel déconnecté, mais l’élévation du réel par la création, la défense, la construction. Manitou, Rav Yehouda Léon Ashkenazi, a rappelé que l’hébraïsme n’est pas d’abord un système de croyances, mais une certaine manière de répondre à l’histoire. L’Hébreu n’est pas celui qui se replie dans sa certitude, c’est celui qui se lève quand le réel l’appelle. Celui qui refuse de répondre manque sa vocation, celui qui refuse de servir renie sa propre identité hébraïque. Sur un autre plan, Levinas rejoint cette même intuition: la responsabilité pour l’autre n’est pas une option morale, mais le cœur de la subjectivité. L’homme n’est véritablement sujet que lorsque le visage de l’autre l’oblige. Refuser de servir, c’est refuser de répondre à cet appel; c’est demeurer à l’état de moi fermé, inabouti, prisonnier de lui-même.
Pendant ce temps, ils sont des milliers, des milliers de jeunes hommes et de jeunes femmes fidèles à la Torah et au peuple, à servir leur pays de tout leur cœur, de toute leur âme et de tout leur corps. Des soldats qui portent le fusil et la sidra de la semaine. Des médecins et des infirmières qui sortent de l’hôpital pour allumer les bougies de Shabbat. Des secouristes qui interrompent leur étude pour sauver une vie. Des enseignants, des travailleurs sociaux, des pères et des mères pour qui la Torah n’est pas un refuge contre le réel, mais une source de force pour l’affronter. Ce sont eux qui sanctifient la Torah. Ce sont eux qui la rendent vivante. Ce sont eux qui démontrent que la sainteté n’est pas fuite, mais engagement. À côté d’eux, ceux qui se barricadent derrière des prétextes religieux pour se dérober à la charge commune ne défendent pas la Torah: ils la défigurent.
Alors cessons de croire les mensonges. Cessons de valider les discours victimaires, sectaires, manipulateurs. Cessons d’autoriser l’ignominie qui veut faire passer la lâcheté pour de la sainteté, l’égoïsme pour de la piété, la désertion pour de la fidélité. La Torah n’autorise pas la fuite. La Torah ne bénit pas l’égoïsme. La Torah n’exempte personne d’une responsabilité collective minimale envers le peuple, la terre, l’histoire. Ceux qui prétendent que « la Torah les dispense du réel » trahissent la Torah. Ils la rétrécissent, la momifient, la transforment en niche culturelle, en système fermé, en dogme tribal. Ils détournent l’héritage de nos maîtres, qui n’ont jamais fui: ni en Espagne, ni en Babylonie, ni en Europe, ni en Erets-Israël.
Lorsque certains vont jusqu’à brandir la menace de quitter le pays, comme si la survie de ce pays dépendait de leur retrait calculé, il faut avoir le courage de répondre: qu’ils partent. La terre d’Israël ne retient pas ceux qui refusent de la porter. L’histoire ne pleure pas ceux qui abandonnent leurs frères. La Torah ne protège pas ceux qui se dérobent à leur propre devoir tout en exigeant la protection des autres. Qu’ils aillent donc chercher refuge ailleurs, dans cet « Occident islamique », cette étrange fusion d’idéologies occidentales épuisées et d’islam politique triomphant, qui fantasme sur des judaïsmes désincarnés, inoffensifs, folkloriques, émiettés. Cet Occident-là les flatte, les attend, les caresse dans le sens du poil, convaincu de voir en eux les derniers spécimens d’un judaïsme sans terre, sans armée, sans souveraineté. Mais cet exil annoncé ne sera pas leur renaissance, il sera leur fin inexorable. Un judaïsme sans responsabilité est un judaïsme sans futur. Un exil volontaire est une apostasie lente. Une fuite nationalisée est une dissolution annoncée.
Ceux qui menacent de partir ne portent pas Israël. Ceux qui restent, qui servent, qui construisent, qui protègent, eux sont Israël. Ce ne sont pas les braillards qui font un peuple, mais les responsables. Ce ne sont pas les fuyards qui maintiennent la Torah, mais les combattants de l’esprit et les défenseurs du réel. Ce ne sont pas les habitants d’une bulle idéologique qui protègent la vie, mais ceux qui se lèvent, qui marchent, qui assument. La responsabilité n’est pas un fardeau qui écrase, c’est une verticale qui redresse. Elle seule donne de la profondeur à la vie, de la densité au destin, de l’épaisseur à la liberté. L’homme qui fuit sa responsabilité fuit sa propre humanité.
La philosophie nous enseigne que la liberté véritable n’est pas l’absence de contraintes, mais la capacité de choisir ce que l’on sert. Le sujet libre n’est pas celui qui n’obéit à rien, mais celui qui assume lucidement ce qu’il reconnaît comme digne d’être servi : une vérité, une justice, une communauté, une vocation. Une liberté sans responsabilité n’est qu’un caprice sophistiqué. Des droits sans devoirs ne sont qu’un décor fragile, un théâtre de papier. Du point de vue existentiel, fuir la responsabilité, c’est fuir sa propre vie. C’est rester en marge de soi-même, dans cette zone grise que Levinas décrirait comme une existence anonyme, où l’on ne répond de rien ni de personne. C’est refuser l’appel du visage de l’autre, l’appel de la génération suivante, l’appel de la terre et de l’histoire.
Toutes les grandes traditions le disent chacune à sa manière: chez les Grecs, l’homme libre est celui qui participe à la polis; chez les Chinois, le sage est celui qui assume l’ordre du monde, pas seulement sa paix intérieure; chez les Hébreux, l’homme est celui qui porte un fardeau, une alliance, une mémoire, une mission. La responsabilité donne une densité au destin. Elle transforme la simple survie en histoire. Elle fait de la vie reçue une vie transmise. Avant nous, des hommes et des femmes ont servi, défendu, travaillé, prié, étudié, combattu. Après nous, d’autres hériteront de ce que nous aurons accepté, ou non, de porter.
Sans responsabilité, tout s’effrite : la confiance, la solidarité, la mémoire, l’avenir. Avec elle, tout redevient possible: la reconstruction, la justice, la paix, la dignité. Servir n’est pas se soumettre, c’est se relier. Assumer n’est pas s’annuler, c’est se réaliser. Prendre sa part n’est pas perdre sa liberté, c’est lui donner un contenu. Le judaïsme hébraïque n’attend pas des êtres éthérés, retirés du monde, mais des hommes et des femmes capables de répondre: répondre à Dieu, à l’autre, à l’histoire. Dans le langage de Rav Kook, cela s’appelle hishtatfout, participation: ne pas regarder la réalité de l’extérieur, mais y entrer, coûte que coûte.
Refuser la responsabilité, c’est refuser d’être pleinement humain. C’est consentir à vivre comme un mineur moral, un éternel enfant revendicatif. C’est accepter que d’autres fassent face à la violence du réel à notre place, pendant que nous demeurons dans le confort de nos bulles. Être humain, c’est répondre. Être hébreu, c’est porter. Être libre, c’est assumer. Tout le reste n’est que fuite, c’est-à-dire illusion.
Rony Akrich