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Prison militaire d'Al-Jafr, désert jordanien, octobre 2001
La cellule est sombre, nue, exsudante d'humidité. Une ampoule blafarde projette une lumière crue sur le sol bétonné. Une odeur de sueur et de métal oxydé flotte dans l'air.
Rayan ben Taleb Al-Mareshi, 25 ans, les pieds nus, les chevilles entravées dans une barre de fer, tremble sous l'effet de la douleur. La falaqa, cette torture ancestrale a déjà fait son œuvre. Ses plantes de pieds, tuméfiées et veinées de bleus violacés, lui semblent étrangères, de simples masses brûlantes qu'il n'ose pas regarder. Le dernier coup de bâton a laissé une entaille nette, suintante de sang.
« Marra ukhra (encore) ! »
L'ordre en arabe vient d'un homme en uniforme beige, accoudé à une table branlante. La brute lève à peine la tête de son dossier. Un nouveau coup fend l'air, arrache un râle au prisonnier. Puis, un bruit dans le couloir. La porte de la cellule s’ouvre. Des pas lents, mesurés, résonnent sur le sol. Le garde suspend son geste. L'homme en beige redresse le menton, mais pas plus. Dans l'encadrement de la porte, une silhouette inhabituelle est apparue. Il n'a ni l'uniforme jordanien ni l'allure des officiers. Le costume anthracite de Shahram Vaziri est taillé à la perfection, tout son aspect est soigné et sophistiqué. Les tortures reprennent, sous le regard impassible du nouvel arrivant.
Le prisonnier a été arrêté avec trois complices à la frontière Jordanienne, dans un véhicule bourré d’explosifs. En règle générale, les jordaniens ne sont pas trop regardants quand les terroristes entrent en Israël. La Jordanie, officiellement alliée de l’Etat Hébreux ne fait pas de zèle, cette fois oui. Le calvaire de Rayan dure depuis trois jours.
L’homme au costume anthracite, Shahram Vaziri a été averti par un officier du Mukhabarat Jordanien, qu’il détenait un spécimen intéressant. Qatari, fils de bonne famille, éduqué dans les plus prestigieuses écoles occidentales, avant de basculer dans la guerre sainte, Rayan avait un profil atypique. Vaziri l’observe endurer la douleur, pas le genre à se briser facilement. Entre deux souffles, Rayan lance provocateur : « J’en mange deux comme toi… chaque matin… ohhh… en plus de mes Msemen ».
L’homme en beige sur sa chaise, ne le regarde pas. Des notes griffonnées, des schémas détaillant l’attentat. Il lit son dossier en marmonnant. « Un plan précis mmmhmm. Infiltration en Israël, charge explosive dissimulée sous le siège du chauffeur. » Le soldat admiratif : « Un bus scolaire ? »
Il continue à lire à voix haute, plus fort : « une minute après le départ … le déclencheur télécommandé. »
Le jordanien relève les yeux. Il fixe Rayan et parle en arabe.
« Tu as personnellement financé ça ? »
Rayan se tait. Son regard brûle de mépris, puis crie : « Vous collaborez avec les sionistes ! »
Sans hausser le ton, l’homme lui répond : « RaRaḥ aqla' rāsak w bal'ab fīh fūtbōl ! Je vais t'arracher la tête et jouer au foot avec. »
Rayan dit doucement : « Traitre », puis il hurle en regardant Vaziri : « chiens de la CIA ! »
L’homme en beige se lève de sa chaise.
Rayan expulse chaque mot avec difficulté : « Petit Satan, … grand Satan, … Mossad, … CIA, … Mukhabarat, … Allah va tous vous anéantir ! »
« C’est toi qui commandes à Allah ? » demande l’homme en beige.
D’un geste précis, il saisit une pince métallique, agrippe la main de Rayan et commence à tirer lentement sur un ongle. Rayan se crispe, mais ne crie pas. Ses yeux brillent d’un défi silencieux.
« Combien de temps tu vas survivre ? » dit le jordanien entre ses lèvres.
Un long silence, ponctué par la respiration lourde de Rayan et les gouttes de sueur qui tombent sur le béton.
La séance continue par un festival d’humiliations, de brûlures de cigarettes, de chocs répétés, de privations d’oxygène. Rayan reste désormais muré dans son silence.
L’homme en beige finit par s’éloigner, essuyant ses mains sur un chiffon grisâtre.
« Tu crois que tu peux tenir longtemps ? »
« Plus que toi. » répond le supplicié, le regard toujours aussi noir. Il crache au sol. Il hurle en arabe.
« Lan tastaṭī' man'ī min ash-shahāda (tu ne pourras pas m'empêcher d'atteindre le martyre). »
Shahram Vaziri murmure en arabe : « Ça va attendre un peu. J’ai un autre plan. »
Il s’approche de l’homme en beige.
« Détachez-le. »
Le jordanien hésite. Vaziri plante son regard dans le sien.
« Yallah ! »
Les matons s’exécutent. Rayan s’effondre sur une chaise métallique.
« Sortez. Coupez la caméra. » demande doucement Vaziri.
Le jordanien hésite une dernière fois. Vaziri regarde fixement devant lui. Le soldat et les matons quittent la pièce. Un bourdonnement se fait entendre, puis un léger claquement. Le système d’enregistrement est coupé.
Vaziri s’approche alors lentement de la table. Passe derrière Rayan, lui murmure à l’oreille : « Tu veux mourir pour la Palestine ? »
Rayan ne réagis pas.
« Ou tu veux te faire des juifs ? Tous les juifs. »
Il passe devant Rayan, qui le regarde, sceptique : « Qui es-tu ? »
Vaziri s’adosse lentement au mur, croise les bras et ajoute, d’un ton glacial. « Pas de la CIA ».
« Qui es-tu ? »
Shahram Vaziri tout doucement, dans un filet presque inaudible : « Je suis iranien mais au départ allemand. Mon vrai nom est Josef Grese. Mes parents étaient Josef Mengele et Irma Grese. Tu es instruis, tu connais ces noms ? »
Rayan blêmit, ses muscles se contractent. Shahram Vaziri sourit froidement.
« Si tu répètes mon nom un jour, c’est 72 verges que tu vas connaitre. Tu saisis la nuance ? »
Il marque une pause, jaugeant la réaction de Rayan.
« Voici le plan. Tu es un shaheed. Tu vas mourir, ici, aujourd’hui. En réalité tu sors demain pour devenir quelqu’un d’autre, un banquier Qatari. »
Rayan ricane, puis crache.
« Pourquoi… pourquoi pas président ? »
Vaziri tire un passeport de sa veste et le jette sur la table. Un document vierge, impeccable, avec la photo de Rayan et un nom inscrit en lettres arabes : Jamal Al-Salem.
« Ta nouvelle identité. »
Rayan est surpris. Ce n’est pas un piège. Qui fabriquerait un passeport juste pour le piéger ? Il se croyait mort. Les mots se bousculent dans sa tête, pour finalement expulser : « Et pour les juifs ? »
« Patience. »
« J’ai la haine. »
« Tu crois savoir ce que signifie le mot haine ? Je suis la haine. Je suis l'ombre qui se nourrit des ténèbres. »
Rayan se redresse péniblement. Vaziri ménage ses effets, comme s’il était en représentation.
« Donc patience. »
Le silence retombe. Rayan baisse les yeux. Vaziri sourit. Il glisse le passeport dans la poche intérieure de son costume et sort de la cellule, sans jeter un coup d’œil à Rayan ben Taleb Al-Mareshi… désormais, Jamal Al-Salem !
Aéroport Hamad – Doha, trois jours plus tard.
Jamal Al-Salem sort de l’aéroport, inspirant péniblement l’air chaud et chargé de l’odeur du kérosène et du bitume brûlant. Il boite, il est vouté, peine à avancer, ses pieds sont douloureux, ses ongles arrachés, d’autres membres semblent avoir disparus. La nuit qatarie est lumineuse, striée des néons rouges et bleus qui encadrent cette ville futuriste. Il pense : « le berceau de la liberté d'expression et des droits civils. Le paradis sans les vierges. ». Il ajuste sa veste.
Un chauffeur l’attend, impassible, tenant une tablette où son nom est inscrit. Il relit avec gourmandise : Jamal Al-Salem. Sans un mot, Jamal le suit, puis s’installe à l’arrière de la limousine de luxe. L’intérieur sent le cuir neuf et le parfum boisé. Combien d’animaux sacrifiés pour le plaisir d’un seul ? Le véhicule s’éloigne en silence, glissant sur l’asphalte lisse comme un prédateur nocturne. Jamal a le sentiment d’avoir traversé un cauchemar, d’être passé d’un monde d’ombres et de douleurs à un monde de lumières et de pouvoirs. Il observe son reflet dans la vitre teintée. Un sourire effleure ses lèvres. Son nom appartient au passé. Il est désormais Jamal Al-Salem, homme d’affaires, financier du Djihad.
Son téléphone vibre dans sa poche. C’est Vaziri-Grese.
« Ça va les pieds ? »
« Où êtes-vous ? »
« Ta suite t’attend au Mondrian. Demain matin, nous avons un rendez-vous au siège. »
Jamal acquiesce en arabe. Son cœur bat lentement, avec la satisfaction d’un jeune homme qui a triomphé du destin.
Il coupe l’appel et pose douloureusement son téléphone à côté de lui. Le véhicule s’engage sur la corniche de Doha, bordée par la mer noire et les gratte-ciels aux lumières scintillantes. Ses plaies sont suintantes. Il pense à Vaziri-Grese, à ce regard dément, à cette lueur d’acier et de feu. Un frisson le parcourt. Il inspire profondément et ferme les yeux un instant. Demain, il sera le nouveau visage de la Fondation Phönex. Il sera l’instrument d’Allah, mais aussi celui d’une autre volonté, plus obscure, plus insaisissable.
Le taxi ralentit devant l’hôtel. Jamal ouvre les yeux et sourit. Son heure est venue.
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