Culture

Les Aventures Extraordinaires de Moïse Levy SAISON 2 - Episode 6 Un asile à ciel ouvert

Par Eden Levi-Campana - Kibboutz Shtetl Gan Eden, Israël Recruté par le Mossad, Moïse Levy n’est jamais retourné sur le terrain depuis 26 mois. Il a repris le cours tranquille de sa vie au kibboutz, une existence rythmée par les lois de la terre et celle des saisons, loin du tumulte du monde.

8 minutes
11 juillet 2025

ParGuitel Benishay

Les Aventures Extraordinaires de Moïse Levy SAISON 2 - Episode 6 Un asile à ciel ouvert

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Bastia, Corse

Moïse atterrit à l’aéroport de Bastia-Poretta, dans le nord de la Corse. Un taxi le dépose non loin de la mairie de Bastia. Il arrive au vieux port, après avoir traversé la place principale à toutes enjambées. Dès les premiers pas en ville, il constate qu’il est seul au monde. Pas un bar ouvert, pas âme qui vive, rien.

Le sciroccu (scirocco), s’est invité également. Il semble plonger la place St-Nicolas, la ville, le vieux port dans une autre dimension. Une lumière ocre et diffuse a envahi l'atmosphère, filtrée par un voile de sable saharien en suspension. Le ciel, habituellement azur, est éteint par une couche de brume dorée, effaçant les contours de l'horizon. Les montagnes au-delà du quartier du Fango disparaissent dans un flou irréel, avalées par cette poussière venue du désert.

Sur le quai, les coques des bateaux amarrés sont recouvertes d'une fine pellicule de sable, donnant aux navires un air de vieillissement prématuré, comme figés dans le temps. Les cordages, battus par un vent chaud et lourd, grincent dans un murmure lancinant, tandis que les mâts claquent doucement sous les rafales. L'eau du port, d'ordinaire d'un bleu profond, reflète un miroir trouble aux reflets cuivrés, agitée par de légères ondulations que le vent caresse sans relâcher. Bastia donne à Moïse l'impression d'une cité en apnée, figée entre un passé funeste et un avenir incertain. L'air, chargé de poussière, lui colle à la peau et lui laisse un goût ferreux sur les lèvres. Chaque respiration semble plus dense, alourdie par la présence invisible du Sahara, comme si la Corse et l'Orient ne formaient plus qu'une seule terre.

Moïse avance, ses pas résonnent sur les pavés. Près de la capitainerie, il repère une silhouette voutée, sur un banc face à la mer. Peut-être un maure ? Non apparemment pas, mais le vieil homme est presque noir, avec une peau plus épaisse que celle d’un sanglier. Il ravaude un filet avec des gestes lents et précis. Son costume de marin bleu de Chine, usé, délavé aux genoux et au coude, porte les traces d'un autre temps. Il sirote un verre d’oranges amers. Une casquette de flibustier enfoncée sur le crâne, il ne lève pas les yeux tout de suite. Moïse s'approche, s'arrête à quelques pas.

Le marin fredonne : « Prof de corse c’est une marque déposée Prof de corse c’est une mafia organisée. Quant ‘au CAPESS à la foire de Corte, à la tirette toi aussi tu peux le gagner. »

Au bout de seconde qui semble des heures, le vieil homme lance un chantant et amical : « Salute. ».

Moise fait signe de la tête. Il comprend le mot, comme il comprend toutes les langues. Un don lié au trauma depuis l’attaque du Kibboutz. Moïse passe d’une langue à l’autre sans difficultés. Il lui répond en corse : « Ùn ci hè nimu. Tuttu hè mortu. Il n’y a personne. Tout est mort. »

« Ghjustu. Hé Isula Morta. Juste. C’est île morte. », répond avec humour le vieil à l’amer, sans s’étonner que cet étranger soit corsophone.

« Hè tuttu chjosu, induve sò la ghjente ? Tout est fermé, où sont les gens ? »

Le vieux hausse les épaules. « Sò tutti partuti à manifestà. Ils sont tous partis manifester. »

Il enchaine sans pause : « A malmorta ! Une jeune femme a été tuée hier soir. Une balle perdue. Les journaux parlent de victime collatérale. Un journaliste a même écrit qu'elle était morte pour rien. Comme si quelqu'un pouvait mourir pour quelque chose. »

Il s'interrompt, tire un nœud, observe son ouvrage d'un air pensif avant de reprendre : « Le problème ici, c'est qu'on tue les gens et après, on leur fait une mauvaise réputation. Toi, tu ne sais pas pourquoi il est mort. Lui, il devait le savoir.  Babin ! »

Moïse laisse le silence s'installer. Il regarde autour de lui, la ville déserte, les rideaux de fer baissés, les ruelles muettes, le sable du Sahara. L'impression d'être dans un monde en suspens.

Le vieux secoue la tête et reprend. « Le plus drôle. Ils manifestent pour des collectifs antimafias. Et dans les collectifs antimafias, il y a plein de mafieux. C’est eux qui organisent des manifestations contre la mafia. Un asile à ciel ouvert. Vous me suivez ? »

Moïse fait oui de la tête. « C’était quoi votre chanson ? »

Le vieux sourit.

« Une macagna du groupe I Mantini, Prof de Corse. Vous comprenez la macagna ? »

« C’est comme l’humour juif ? »

« Oui mais en plus drôle. » répond le vieil homme en riant.

« Si vous le dites. »

Moïse réajuste la sangle de son sac et reprend sa route en lançant au vieil homme : « Bona ghjurnata. Pighjate cura di voi. Bonne journée. Prenez soin de vous. »

Le vieil homme hoche la tête sans un mot et retourne à son filet, comme si rien ne pouvait vraiment le déranger. Il fredonne à nouveau.

Les ruelles escarpées avalent le kibbutznik. Les pavés inégaux lui rappellent Tzfat ou certains endroits de la vielle ville de Jérusalem. Rue du Castagno, il s'arrête un instant devant la petite synagogue, presque invisible, repliée sur elle-même. La porte est close. Il repart. L'appartement de son père est à deux pas.

 

Le père de Moïse a le regard hagard, il parle nerveusement, d’une voix saccadée, les yeux égarés. Il griffonne frénétiquement sur des bouts de papier éparpillés autour de lui. Partout le mot Osirak. Moïse serre les poings. Son père est devenu complètement fou, obsédé par sa traque des nazis.

« Il y a un tunnel en Corse », murmure-t-il en fixant un point invisible. « Relié aux tunnels ottomans… Ils sont partout, ils nous observent… L’Irak… Yehia El-Mashad… Saddam Hussein développe le programme nucléaire… il faut régler le problème El-Mashad… c’est la France derrière, encore… »

Moïse tente de l’arrêter. « Aba, Yaël. Où est-elle ? »

Un long silence. Moise répète sa question en vain. Pour faire réagir son père, il fait semblant de rentrer dans son jeu.

« Mengele ! » hurle Moïse, son père sursaute.

« Mengele ! » hurle une nouvelle fois Moïse et son nom éclate comme une malédiction.

« L’ange de la mort, le chirurgien de l’abomination, l’homme qui regardait un jumeau mourir pour voir combien de minutes l’autre tiendrait ! »

« Un charlatan sadique ! » renchérit son père, la voix brisée par une fureur contenue. « Mais Irma Grese c’était pire ! »

Les mots pleuvent, tranchants, enragés. Des fragments d’histoire comme des éclats d’obus.

« Leur fils… » reprend Moïse dans un souffle haletant.

Son père hurle comme un prophète maudit : « Tu crois tout savoir, mais tu oublies l’essentiel ! L’ADN du mal ne meurt pas, il mute ! Josef Grese ! »

Moïse tourne le dos à son père.

« Tu penses que je ne vois pas ? Tu penses que je n’entends pas ? Mais moi, je ressens, je ressens chaque battement de cœur de ces morts que l’Histoire refuse d’enterrer ! »

Son père le fixe, les yeux brûlants. Il ouvre la bouche, la referme. Puis, dans un souffle : « Et tu crois que moi, je ne les ressens pas ? »

Le silence qui suit est pire que tout. Un silence peuplé de cris d’antan, de morts sans funérailles et de chiffres tatoués sur les avant-bras.

Moïse murmure puis se retourne, regarde son père dans les yeux. « Aba, où est Yaël ? »

Son père sursaute, comme s’il voyait Moïse pour la première fois. « Yaël ? Je l’ai vue hier ! Mais Grese… Grese est vivant, il est en Irak, tu comprends ? »

Moïse sent un frisson glacé lui remonter l’échine. La frénésie ne veut pas s’éteindre, cette folie dans laquelle il se voit lui-même sombrer n’est pas une douleur mais un besoin, elle se nourrit d’elle-même. Son père saute d’un sujet à l’autre, évoque un réseau secret de tunnels ottomans, amélioré par l’organisation clandestine NILI, acronyme de « Netzah Israël Lo Yeshaker » - Le Dieu éternel d'Israël ne mentira pas ». Il parle ensuite d’Ella sa fille, la sœur de Moïse disparue. Il évoque Aya et Moszek Feinstein, les grands-parents de Moïse, morts, assassinés.

« La petite Yaël est traquée, lâche enfin son père, l'air paniqué. »

Moïse l’attrape par les épaules, le secoue légèrement.

« Aba ! Concentre-toi. Donne-moi l’adresse de Yaël. »

Mais son père ne l’écoute pas. Il griffonne un énième papier, marmonne.

« Osirak, il faut détruire Osirak, la fin du monde est imminente. »

Moïse le regarde tristement. Cette démence est inscrite dans ses gènes, il le sait. Et s’il finissait comme lui, perdu dans ses obsessions, incapable de discerner le vrai du faux ?

Son père lui tend enfin le morceau de papier, le regard vide : « Yaël. » Le nom est écrit en majuscules. Une adresse figure en dessous.

« Il ne savent pas à l’Institut où elle est. C’est dangereux. »

Moïse recule lentement. Il observe son père qui griffonne sur ses papiers. Des centaines de feuilles couvertes d'écritures folles jonchent le sol. Il tourne les talons, son cœur battant à tout rompre, avec une seule certitude : il doit retrouver Yaël avant qu’il ne soit trop tard.

 

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